Abrégé de Cavorologie – Laurent Genefort

Making of et worldbuilding de compétition !

L’information est apparemment passée assez inaperçue, mais Albin Michel Imaginaire (AMI) a sorti hier un texte, format novella (mais voyez plus loin tout de même), sous forme numérique et qui, surtout, est gratuit (vous pouvez le télécharger sur cette page). Sur la couverture, vous constaterez qu’un certain Hippolyte Corégone, professeur au Collège de France, est supposé en être l’auteur. Il ne s’agit en réalité à la fois que d’un personnage et d’un pseudonyme de Laurent Genefort. Et cet Abrégé de Cavorologie a été, comme il l’avoue lui-même dans la postface (joliment dénommée « Note de l’auteur derrière l’Auteur »), conçu pour donner une base à son uchronie. Celle-ci étant examinée dans le roman Les temps ultramodernes, à paraître chez AMI le 5 janvier 2022. L’Abrégé est donc, comme c’est souvent le cas avec ce département éditorial, une mise en bouche gratuite pour un livre à paraître quelques semaines plus tard. Sauf que d’habitude, en pareil cas, l’éditeur propose une ou deux nouvelles, pas un ouvrage de 112 pages !

Sachez, par ailleurs, qu’un second éditeur vous proposera bientôt un autre texte (une nouvelle, cette fois, appelée Cavorite) vous permettant de découvrir l’univers des Temps ultramodernes si vous aviez quelque hésitation à acquérir ce roman : en effet, Genefort figurera aussi à l’affiche du numéro 105 de Bifrost, à paraître fin janvier. Or, il se trouve qu’au moment où je rédige ces lignes, je me trouve dans une position très singulière : participant à la relecture des épreuves du magazine, j’ai déjà lu ladite nouvelle, et je viens d’achever L’Abrégé de Cavorologie ; je suis donc en mesure de vous dire que si la novella et la nouvelle sont très différentes dans leur ton et leur structure, elles se complètent en revanche très bien, et toutes deux donnent franchement envie de lire le roman.

Cavorite

Dans le monde réel, la Cavorite est une substance imaginaire inventée par H.G. Wells dans le cadre de son roman Les premiers hommes dans la Lune, paru en 1901. Nommée d’après le héros de ce dernier, Cavor, elle est opaque à la gravitation, comme une cage de Faraday l’est à l’électromagnétisme. Laurent Genefort imagine qu’en 1895, un personnage tout à fait réel également nommé Cavor découvre une telle substance au fond d’une mine, impulsant dès lors 1/ une Uchronie 2/ rétrofuturiste, puisque le Cavorium (élément fictif) contenu dans le minerai de Cavorite permet, pour résumer, de réaliser des quais, des paquebots, des trams, des péniches, des taxis et des voitures volantes. Ah et puis des vaisseaux spatiaux aussi, avec une colonisation de Mars et Vénus dès le début du XXe siècle.

Tout le but de l’Abrégé est de faire un véritable making of, de démonter tout le worldbuilding du roman Les temps ultramodernes. C’est pour cela que je vous disais de prendre le terme « novella » que j’ai employé plus haut comme désignant une longueur, un format de texte, et pas comme une indication de son contenu : cela n’a rien à voir avec les « mini-romans » de la collection Une heure-lumière du Bélial’, par exemple. Certes, la chose est romancée (c’est écrit par « monsieur Corégone », après tout), mais j’imagine sans mal que la très grosse partie du début traitant de l’atomistique et des propriétés physico-chimiques du Cavorium (qui a le même numéro atomique et nombre de masse que le bien réel Hafnium), ainsi que de la minéralogie de la Cavorite, risque, sinon, d’en surprendre plus d’un. Même si tout le texte ne se réduit pas à des informations techniques ou scientifiques, il vaut mieux avoir une certaine affinité avec les sciences pour l’apprécier pleinement. Mais bon, en même temps, c’est gratuit, donc même si vous le téléchargez et que tout ne vous plait pas, je vois mal pourquoi vous vous plaindriez, hein ? (Remarquez, sur Twitter, je connais facilement quatre personnes qui en seraient capables, mais bon…).

Donc, l’Abrégé va TOUT vous dire sur le Cavorium : qu’est-ce que c’est, comment ça marche, quelles ont été les conséquences industrielles, scientifiques, géopolitiques, stratégiques et autres (et ça va vraiment très loin, puisque Genefort évoque les arnaques, les trucages sportifs, l’influence sur les arts, etc) de sa découverte, et surtout, il va vous expliquer comment une meilleure connaissance de ses propriétés va remettre en cause, en 1923, un paradigme qui n’avait émergé que depuis à peine plus d’un quart de siècle. Et c’est peut-être ça le plus fort, comme nous allons le voir.

Si la nouvelle à paraître dans Bifrost (clic) est une sympathique mise en bouche au roman, permettant de prendre contact en douceur avec son univers, l’Abrégé est d’un tout autre calibre : le ton est certes plus académique et le propos plus « aride », le style est moins virtuose, mais en revanche, la lecture préalable de cette novella rendra, je pense, celle du roman nettement plus facile, surtout au début, vu que des termes comme Cavorurgie ou antigravitescence seront immédiatement familiers à la lectrice et au lecteur, ce qui ne sera pas le cas de quelqu’un dont le premier contact avec cet univers se fera directement avec le roman. C’est, toutefois, à nuancer : j’ai lu, comme je l’ai expliqué, la nouvelle avant l’Abrégé et bien entendu avant le roman, et je n’ai pas eu de problème majeur à saisir les fondamentaux du contexte uchronique et rétrofuturiste de Genefort.

L’avantage de l’Abrégé est qu’il est clairement divisé en parties bien identifiées et thématiques, et que donc, on peut y picorer à sa guise : j’ai été très intéressé par les parties scientifiques, beaucoup moins par celles consacrées à l’Art, et un autre profil de lecteur que le mien pourra avoir le ressenti inverse ; l’un comme l’autre, pouvons, dès lors, ne lire que ce qui nous intéresse le plus et soit parcourir le reste en diagonale, soit ne pas le lire du tout (même si c’est, à mon avis, dommage, tant Genefort s’est donné du mal). Du fait qu’il applique un traitement Hard SF à du Steampunk (voir plus loin), l’auteur s’est beaucoup documenté (en interrogeant des experts) pour la rédaction de ce texte, lui conférant, dès lors, une admirable crédibilité et solidité. On apprécie aussi le fait qu’il ait examiné les conséquences de la divergence uchronique catalysée par le Cavorium sous tous les angles… ou presque : il m’a paru particulièrement étonnant, surtout pour un membre de la Red Team, de faire totalement l’impasse sur les inévitables avancées militaires catalysées par la chose, surtout quand il mentionne tout l’impact qu’a eu l’approvisionnement en Cavorite dans les traités, réparations et plus généralement conséquences d’après-guerre (ici de 1912-1913 et pas 14-18 !). C’est quelque chose qui avait été traité avec brio par Hannu Rajaniemi dans l’excellent Summerland, par exemple. Même si, n’ayant pas encore lu Les temps ultramodernes (cela ne saurait tarder), j’imagine que la chose sera probablement abordée à un moment ou un autre (PS : elle l’est effectivement).

Ce qui me conduit à parler de l’habileté avec laquelle Genefort mêle Histoire réelle et modifications uchroniques : entre autres, Einstein n’invente pas la Relativité mais une théorie de l’Anticavorium menant à des « étoiles obscures ». Le paradigme dominant reste donc Newtonien, mais pourtant, le problème de la précession de Mercure trouve une explication (il est dû à la présence de Cavorium liquide). C’est tout à fait passionnant, toujours fait avec logique et intelligence.

Taxonomie

Sur le plan taxonomique, l’univers imaginé par Genefort se place quelque part entre les sous-genres du Steampunk appelés Radiumpunk et Decopunk. Car oui, il y a un nombre faramineux de sous-genres du Steampunk, bien plus que vous ne l’imaginez probablement possible : même moi, qui suis à fond dans le domaine de la Taxonomie des littératures de l’imaginaire, j’en découvre sans arrêt. Et ce pour une simple raison : non seulement de nouveaux sont sans cesse inventés par des auteurs, mais n’importe quel apprenti-taxonomiste, blogueur, journaliste ou autre, peut, dans son coin, baptiser tel type de roman d’un nom en -punk, en définir les caractéristiques, et y classer des œuvres (romans, BD, comics, mangas, films, séries, jeux vidéos) dedans. Et ce même si le nouveau sous-genre en question ne renferme que 3 œuvres, toutes plus obscures les unes que les autres, ou si l’apprenti-taxonomiste ne sait pas qu’en fait, il existe déjà un sous-genre faisant consensus où on pourrait classer les machins concernés. Bref.

Moi-même, je pourrais vous dire qu’en faisant catalyser son rétrofuturisme par une substance radioactive naturelle et pas par la vapeur, Genefort est plus proche de l’univers de Célestopol d’Emmanuel Chastellière (et de son Sélénium) que des romans de référence en Steampunk ou de ses univers typiques (rien que le cadre français et l’esthétique Art Déco, déjà, font une grosse différence). Vu que je ne suis pas moins légitime qu’un autre, je serais presque tenté de créer mon propre sous-genre pour englober ces deux là : Ken Liu, faisait remarquer, quand il a créé le terme Silkpunk, que ses romans du cycle La dynastie des Dents-de-Lion étaient plus basés sur des matériaux que sur des formes d’énergie (au sens large), comme pour les autres sous-genres en -punk (vapeur, énergie atomique, etc). Donc, quand Genefort ou Chastellière basent leurs uchronies rétrofuturistes sur des éléments chimiques (Cavorium pour le premier, Sélénium pour le second), on pourrait dire qu’elles relèvent de… disons le Mendeleïevpunk, du nom du concepteur du tableau périodique des éléments. Vous validez ?  😀

Toutefois, deux points taxonomiques me paraissent bien plus remarquables : si les auteurs de Hard SF qui écrivent du Steampunk, ça existe (cf Anti-glace de Stephen Baxter), le degré du traitement véritablement Hard SF appliqué à du Steampunk dans cet Abrégé de Cavorologie me paraît quasi-inédit et en tout cas hautement fascinant : on connaissait la Hard SF et même la Hard Fantasy, avec sa nouvelle, sa novella et son roman, Genefort a peut-être inventé le Hard Steampunk, ou en tout cas, lui a donné son représentant désormais emblématique !

Le second point taxonomique remarquable est que Laurent Genefort a introduit un mécanisme (la courte demi-vie, en tant qu’élément radioactif, du Cavorium, plus sa très grande rareté sur Terre), qui fait que sa révolution technologique uchronique bat de l’aile pratiquement aussi vite qu’elle apparaît : on dirait presque qu’en même temps que le Hard Steampunk, il a inventé le « Steamlesspunk » ; en clair, l’examen (au minimum hypothétique) des énormes conséquences qu’aurait la disparition de ce qui a alimenté la technologie rétrofuturiste ayant impulsé le changement uchronique. Aussi énormes, sinon plus, que celles de son apparition. Si faire disparaître la vapeur, donc la source d’énergie alimentant la révolution technologique rétrofuturiste, est impossible dans le Steampunk standard, cela l’est, par exemple, en Atompunk ou dans mon Mendeleïevpunk hypothétique. Nous discutons parfois, sur ce blog, des champs pas encore explorés des littératures de l’imaginaire : eh bien en voilà un, et un beau, que Genefort a, peut-être même inconsciemment, créé !

En résumé, l’Abrégé est un véritable making of du contexte du roman Les temps ultramodernes, explorant avec minutie, intelligence et une admirable justesse scientifique les causes et les modalités de la révolution technique rétrofuturiste impulsée par la découverte d’un élément jusqu’ici inconnu, le Cavorium, aux propriétés antigravitationnelles, ainsi que ses conséquences de tout ordre, géopolitiques comme artistiques, économiques comme architecturales. Sans être strictement indispensable, sa lecture (gratuite, on le rappelle) sera d’évidence un gros plus pour mieux entrer dans ledit roman et en saisir les subtilités, et le complète parfaitement. On soulignera aussi le fait que Laurent Genefort y fait du Steampunk, voire du post-Steampunk comme personne avant lui ou presque, lui appliquant un traitement de type Hard SF (amples détails scientifiques et techniques, apparence de crédibilité dans le cadre du paradigme scientifique propre à cet univers ; on retrouve quelque chose de similaire à propos de l’Hyperespace et du voyage supraluminique chez David Weber, par exemple) assez inédit, en tout cas à ce niveau de qualité littéraire.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cet ouvrage, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Feydrautha, celle du Nocher des livres, du Maki, d’Ombre Bones,

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20 réflexions sur “Abrégé de Cavorologie – Laurent Genefort

    • La nouvelle qui sera publiée dans Bifrost est bien sympathique également. C’est une suite d’extraits de différents journaux relatant des faits divers ou autres infos en rapport avec la Cavorite ou avec le monde des Temps ultramodernes en général. Le style est particulièrement plaisant.

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  1. Article riche et passionnant, je valide le Mendeleïevpunk 😁
    J’ai très envie de découvrir ce texte comme le roman. L’un après l’autre donc ce sera pour janvier du coup, après la sortie. Je trouve la démarche de l’auteur intéressante et prometteuse. En plus je ne l’ai jamais lu donc ce sera l’occasion 😁 (en plus du Bifrost !)
    PS : les gens ne sont pas si mauvais sur Twitter voyons (ahem…)

    Aimé par 2 personnes

  2. Le Mendeleïevpunk, ça claque et c’est original, je valide !
    J’adore quand les auteurs s’autorisent à des démarches du style making-of, interview, voire processus d’écriture, analyse du texte, dans leurs oeuvres, tout en laissant le lecteur faire sa part d’interprétation et de réflexion. C’est tellement riche à découvrir, pour se rendre compte du travail derrière, pour le plaisir de lecture aussi…Et pour le coup, il a fait très fort avec ce traitement Hard Steampunk !

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  3. Ping : Le Cycle de la Cavorite [1] – Abrégé de cavorologie – Laurent Genefort – L'épaule d'Orion

  4. Ping : Abrégé de cavorologie, Laurent GENEFORT – Le nocher des livres

    • Oui, l’univers est très intéressant, et le concept de le décortiquer dans un petit livret séparé tout aussi intéressant. C’est plus une démarche associée au Jeu de rôle qu’aux romans.

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