Le guerrier prophète – R. Scott Bakker

Christique

guerrier_prophete_bakkerLe guerrier prophète est le second tome de la trilogie Le prince du néant (après le magistral Autrefois les ténèbres), un des trois sous-cycles de la saga The second apocalypse (le dernier restant à écrire au moment où je rédige ces lignes). Trilogie dont la réédition devrait être une priorité pour les possesseurs de ses droits, tant on tient là une œuvre qui n’est guère égalée que par Les instrumentalités de la nuit et Le livre des martyrs (ce qui vous pose tout de suite le niveau, à la fois en terme de qualité et de complexité ou degré d’exigence de la lecture). J’avais été particulièrement impressionné par le premier tome, que ce soit par son worldbuilding, la qualité de ses personnages et son style, et mes attentes étaient donc très élevées pour sa suite. Dans leurs très grande majorité, elles n’ont pas été déçues… bien au contraire ! Si le programme est respecté, je devrais donc vous proposer la critique du tome 3 assez rapidement, et enchaîner plus tard avec le second sous-cycle, qui, lui, n’a carrément jamais été traduit en français.

Signalons que ce second tome bénéficie d’une attention beaucoup trop rare mais extrêmement agréable : un résumé complet de son prédécesseur. Et par complet, je veux dire qu’il fait quasiment vingt pages dans l’édition poche que j’ai lue. Toutes les autrices et les auteurs, français et anglo-saxons, qui n’arrivent pas à comprendre que nous ne vivons pas dans leurs univers à longueur de journée comme eux, que nous sommes susceptibles de lire des dizaines d’autres romans entre deux tomes ou que cela peut prendre plusieurs années, devraient clairement en prendre de la graine, car là, vous pouvez littéralement lire un tome par an sans pour autant avoir le moindre problème pour resituer personnages, enjeux, lieux ou factions. De même, la carte est très utile pour mieux comprendre de quoi on parle (n’en déplaise aux détracteurs/trices de sa présence dans les bouquins de Fantasy en général), surtout que l’essence de ce tome est de relater un voyage et des oppositions (entre autres) géopolitiques.

Situation et résumé de l’intrigue *

* Ghost of perdition, Opeth, 2005.

(attention, ce qui suit peut dévoiler certains points mineurs de l’intrigue du tome 1)

Le roman précédent, Autrefois les ténèbres, décrivait le déclenchement d’une guerre sainte (très inspirée par la première Croisade) devant permettre aux Inrithis de reprendre la ville sacrée de Shimeh, aux mains des païens. Chacun des personnages principaux se retrouvait dedans pour des raisons différentes, que ce soit atteindre un homme qu’il avait juré de tuer et qui se trouvait à Shimeh pour Cnaïur ou prendre le contrôle de cette armée pour Kellhus. Ce second tome décrit, lui, le cheminement de cette croisade en direction de Shimeh (qui ne sera cependant pas encore atteinte à la fin du livre, je préfère prévenir, ce qui est cependant logique puisque visiblement, chacun des tomes marque une étape différente de cette guerre sainte et du voyage associé : déclenchement, cheminement, conclusion), y compris les dissensions sur les itinéraires et les objectifs militaires secondaires, ainsi que les modifications du statut, de la psychologie ou des relations des protagonistes, et les luttes de pouvoir internes qui agitent et opposent les différentes factions qui forment l’armée sainte, qu’il s’agisse des partisans (de plus en plus nombreux et fervents) de Kellhus, des impériaux, de Saubon, des Flèches écarlates ou d’autres encore.

Si certains des protagonistes du tome précédent sont toujours présents, ils sont en relatif retrait dans Le guerrier prophète, apparaissant, certes, mais moins que dans le premier roman ou ayant un rôle plus effacé. Je pense par exemple à Cnaïur (bien que dans son cas, la mise en retrait soit assez relative) ou aux deux Ikurei, Conphas et l’empereur. En effet, l’intrigue se concentre essentiellement sur Kellhus et Drusas Achamian ainsi, dans une certaine mesure, que sur Esmenet. Le premier va devoir maintenir un équilibre délicat (notamment par rapport aux Mueurs, mais aussi par rapport à certaines factions politiques humaines) entre le fait d’être actif dans sa prise de contrôle de la Guerre Sainte et de ne pas devenir si dangereux ou voyant qu’on va vouloir l’éliminer ; le second va avoir un gros problème de conscience quand il va avertir le Mandat de l’existence de ces derniers, mais ne pas souffler un mot de l’existence de Kellhus, qu’il croit pourtant être l’Annonciateur, et qui est de façon avérée un Anasûrimbor (on remarquera toutefois que l’emprise psychologique de Kellhus est si grande que Proyas lui non plus ne soufflera pas mot de l’influence politique, militaire et religieuse croissante de ce personnage au Shriah). Sans compter qu’Akka va devoir traverser une première épreuve douloureuse, pas tant pour lui que pour ceux qui lui sont chers, puis une deuxième, à laquelle il ne s’attendait pas du tout et qui va le dévaster.

Mais fondamentalement, on peut résumer Le guerrier prophète dans l’accession, justement, de Kellhus au statut de prophète, avec quelques épisodes (l’eau dans le désert, le supplice, l’instrument de celui-ci qui devient le symbole d’une nouvelle Foi) qui ont l’air de sortir tout droit de la Bible.

Mon avis *

* Demon of the fall, Opeth, 1998 (les deux dernières minutes sont la raison pour laquelle j’écoute du rock/métal progressif, seul type de musique capable de générer, pour moi, ce type de moment de grâce absolue). Sinon, un concert d’Opeth sans incident technique n’est pas un vrai show de ce groupe  😉

J’avais été particulièrement impressionné, dans le premier tome, par… j’allais dire le style, mais il me faut nuancer en parlant plutôt des tournures de phrase (vous allez comprendre pourquoi je fais le distinguo). J’ai trouvé que l’écriture de son successeur était plus sobre (ou alors c’est dû au traducteur, je n’en sais rien), sans pour autant être moins efficace : c’est très immersif (tout particulièrement au niveau des batailles et autres sièges), ça se lit avec une grande avidité et envie d’y revenir, et la description des combats et des moments riches en intensité dramatique (la traversée du désert, par exemple) est d’une très puissante facture (dans le même genre, on est horrifié par les exactions qui se produisent dans le sillage de cette croisade : pillages, viols, massacres, combats fratricides, mutilations pour le plaisir, torture d’alliés, etc). Si j’osais, je dirais même qu’il y a du Victor Davis Hanson dans le récit très vivant des âpres et indécis affrontements opposants Inrithis et Fanims. A ce niveau d’excellence là, seul Steven Erikson fait aussi bien (j’ai d’ailleurs pas mal pensé aux Souvenirs de la glace). Par contre, je regrette toujours le côté emphatique un peu excessif de certains dialogues, mais ça m’est peut-être très personnel et pas forcément un défaut avéré.

J’ai été absolument fasciné à la fois par le déploiement spectaculaire de magie dans certaines scènes et surtout par les allusions à ses mécanismes ou caractéristiques, ou par ce qui différencie la Gnose des autres formes du Grand Art. Et justement, c’est le fait que l’auteur ne distille les informations qu’au compte-gouttes (même s’il y en a beaucoup plus que dans le tome 1) qui rend le peu qui nous est donné tellement savoureux et fascinant (le concept des topoï m’ayant particulièrement frappé, vu que j’en ai imaginé un assez similaire pour un projet de roman). Et c’est la même chose pour le nom de la sorcellerie des Fanims, la Psûkhè, dont, à cause de son étymologie, on se demande si elle n’est pas invisible aux autres Rares (sorciers) parce qu’elle est en fait de nature psychique plus qu’arcanique. De même, l’ancien art de la Teknè, qui a donné naissance aux Mueurs (et avant ça aux Srancs ou aux dragons), a d’intrigantes réminiscences de manipulations génétiques et de biotechnologie. Et quand vous saurez qu’à deux reprises, il est sous-entendu que certaines races seraient venues des étoiles (p 845 de l’édition poche : « Nous sommes les derniers de ceux qui descendirent du vide »), on se demande si cet univers est réellement de la Fantasy ou bien une de ces SF ou Science-Fantasy camouflées (on pense au cycle de Kane, par exemple, à Shannara, à Javier Negrete, etc). De même, le peu qui est dit du Clou du ciel est très intrigant (j’ai pensé -bien que j’aie peu d’éléments pour justifier mon intuition- à l’Avernus dans le cycle d’Helliconia). Pour terminer sur l’aspect worldbuilding, on en sait aussi beaucoup plus sur la première Apocalypse, sur l’antiquité, le Non-Dieu ainsi que sur les Fanims (qui ont l’air tri-classés arabes / babyloniens / peuples de la steppe : outre les archers à cheval, on remarquera que p 416, il est dit que les païens vont « répondre à la Guerre Sainte par le Jihad », et Shigek est d’évidente inspiration Babylonienne), et on apprend que les magiciens, à savoir les sorciers sans Scolasticat, sont impitoyablement pourchassés par l’intégralité de ces derniers, quelles que soient par ailleurs leurs inimitiés entre eux.

L’évolution du statut, de la psychologie ou des relations des personnages, principaux ou secondaires (ou tout simplement le fait d’en savoir plus sur ces derniers : je pense à Eléäzaras, par exemple), est vraiment digne d’éloges, tout comme les aperçus que l’on a de l’ennemi et de sa pensée (les Mueurs, la Synthèse, ou la bestiole de la fin). On peut toutefois regretter une introspection parfois un peu trop poussée, tout comme l’est l’aspect philosophique, même si certaines questions restent importantes et intéressantes (le rapport à la tradition, la question du fanatisme, du doute, etc). Il y a un contraste entre les scènes les plus intellectuelles et les plus terre-à-terre (la soif dans le désert, les épidémies lors du siège, les combats proprement dits, les scènes de sexe, etc) qui est parfois étrange, et pas forcément à l’avantage des premières. Au passage, remarquons qu’en Fantasy, une telle manière d’écrire (l’inclusion de questionnements philosophiques) est plus typiquement européenne, à mon sens, qu’anglo-saxonne (sauf exception), alors que Bakker est canadien.

Si l’évolution de Kellhus est, comme je l’expliquais, au centre du roman, ce n’est pourtant pas celle qui m’a le plus fasciné, mais bel et bien celle d’Achamian, et, dans une moindre mesure, celles d’Esmenet (une énorme révélation sur son passé est d’ailleurs lâchée, presque mine de rien, p 556), voire de Cnaïur (notamment de ses dilemmes à propos de Kellhus qui ne sont dépassés que par ceux d’Akka, voire d’Esmenet -par rapport à sa relation avec Akka et à celle de Kellhus avec Serwë). Je ne sais pas si mon appréciation est biaisée, parce que dès le tome précédent, Drusas était mon personnage préféré (avec Cnaïur et Esmi), mais sa fragilité de surface, la force sous-jacente qu’elle cache, sa façon d’affronter ses doutes et ses souffrances, m’ont bien plus interpellées que le personnage de Kellhus qui, sur le plan physique ou intellectuel, est tellement surpuissant qu’il finit par lasser. Même si son côté « Bene Gesserit + membre de la Première Fondation » continue à me fasciner, tout comme la façon dont un prophète peut apparaître (surtout quand il y a tout un plan derrière pour favoriser la chose).

Quoi qu’il en soit, les modifications de statut, voire allégeance, des différents personnages sont tellement importantes à la fin que le tome 3 va forcément être fascinant, ce qui fait qu’il est prévu que je l’attaque très rapidement (d’autant plus que c’est le plus court des trois, et de loin, une fois dégraissé de ses ÉNORMES annexes et de ses quarante pages de résumé des tomes 1-2). Je vous recommandais déjà ardemment ce cycle de Dark Fantasy épique et politique hors-normes à la simple lecture du tome 1 (et je conseillais à son éditeur de remettre en avant pareil chef-d’œuvre), et celle de ce tome 2 n’a fait que renforcer son statut dans mon esprit.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Boudicca,

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15 réflexions sur “Le guerrier prophète – R. Scott Bakker

    • Le souci, c’est que tant que le cycle ne sera pas réédité, des tas de gens vont avoir envie de le lire, mais il y aura bien peu d’élu(e)s. Je viens de voir que le tome 3 dépassait les 80 euros (en version poche) d’OCCASION 😦

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  1. Une fois encore, très belle critique, l’analyse me rappelant ma lecture de ce cycle il y a quelques années. Comment oublier, bien entendu, ce qui a sans doute été pour moi l’une des plus importantes (sinon la plus importante) lecture de ce genre (quoique je déteste l’idée de genre ou de catégorisation, mais on se comprend, hein). Par contre… quelle déception de savoir que rien, RIEN ne s’arrête après le tome 3, et que les suivants n’ont PAS été traduits en France. Je les ai donc lu en anglais. Commenté par l’auteur lui-même, très actif sur Goodreads. Et que dire ? Si ce n’est que la suite est… encore meilleure. Les 3 premiers tomes (et je le dis avec tendresse et une admiration sans bornes) sont, disons-le, une bien belle « introduction ». Une lecture indélébile, exemplaire, totale.

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    • Merci ! Eh bien tu me rassures beaucoup, parce que d’après ce que j’ai vu de mon côté, si les deux premiers tomes du second sous-cycle ont été bien accueillis, il semblerait que la réception par la critique pro ait été nettement plus fraiche pour les deux suivants. De toute façon, j’ai l’intention de lire au moins les deux premiers, on verra ensuite.

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  2. Je suis tellement contente que tu adores ! 😀 Je l’ai lu il y a un moment et pourtant énormément de scènes me restent en mémoire (dont beaucoup concernant Esmenet et Cnaïur qui sont les deux personnages qui m’ont le plus émue). Comme toi j’ai été bluffée par la capacité de l’auteur à nous immerger à ce point dans son univers, ce qui n’est pas si fréquent. J’espère vraiment qu’il sera réédité un jour !

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  3. Tres bonne critique. Cela fait maintenant quelques années que je n’ai pas lu de la « pure » Fantasy (Le cycle d’Avin pour moi étant une Fantasy Uchronique). Cela me donne envie. Mais d’abord Coeur d’acier. En ce qui concerne les droits de ce cycle, Pocket les a toujours ou perdu?

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    • Merci ! Aucune idée. Mais laisser perdre les droits d’un des seuls cycles qui peut rivaliser, en qualité et en ambition, avec le Livre des martyrs au moment où celui-ci connaît le succès me paraîtrait être une énorme erreur stratégique, pour ma part.

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  4. Excellente critique Apophis.
    J’ai lu ce cycle il y a plus 10 ans et ça reste une de mes œuvres préférées.
    Ayant un niveau d’anglais trop moyen je ne me suis pas lancé dans la tétralogie qui suit. Je rêve qu’une maison d’édition française reprenne la traduction … mais vu la complexité de la saga et ses faibles ventes lors de sa sortie en broché et sa non réédition en poche je n’y crois plus trop.

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    • Merci ! Oui, à moins d’un miracle, je pense en effet qu’on peut oublier une VF de la tétralogie. Je vais toutefois faire ce que je peux, à mon modeste niveau, pour inciter les éditeurs à s’intéresser à nouveau à la trilogie, histoire qu’elle soit rééditée.

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