Crossings – Alex Landragin

Deux livres en un

Crossings_LandraginD’après sa biographie, Alex Landragin est un auteur franco-arméno-australien, ayant vécu dans l’Hexagone et aux USA mais actuellement basé à Melbourne. Crossings est à la fois son premier et son deuxième roman et… Comment ? Il faut que j’arrête de faire des léchouilles à des buvards de LSD ? Un roman n’est pas un chat de Schrödinger, il ne peut pas être à la fois le premier et le second d’un écrivain ? Eh bien si, et vous allez comprendre de quelle manière c’est possible dans la suite de cette critique !

À vrai dire, ce n’est pas la structure très particulière de ce bouquin qui en est l’élément le plus remarquable, mais la maîtrise absolument bluffante dont fait preuve son auteur sur de nombreux aspects, sachant que d’après Goodreads, à part un guide pour Lonely Planet, l’australien n’a jamais rien publié d’autre, même pas le lot de nouvelles qui sont un passage obligé, dans l’écrasante majorité des cas, pour les autrices et auteurs anglo-saxons. Le monsieur a certes une maîtrise es Lettres en écriture créative de l’université de Melbourne, mais pour un premier essai, on est très clairement sur un coup de maître !

Structure, base de l’intrigue, sens de lecture possibles

Crossings est divisé en quatre parties : la première, numérotée en chiffres romains (contrairement au reste du roman, numéroté en chiffres arabes), et longue d’une vingtaine de pages, est un avant-propos fait par un relieur, à notre époque (l’existence d’internet est mentionnée), qui explique qu’une de ses riches clientes, de très longue date, surnommée la Baronne, lui a confié trois manuscrits, avec consigne d’en réaliser une reliure d’une qualité exceptionnelle, et surtout, de ne les lire en aucun cas. Quelque temps plus tard, l’artisan apprend que sa cliente, la dernière grande Mondaine de Paris, est décédée. Les différents comptes-rendus de sa mort varient du banal au sordide, et le relieur attend que les héritiers ou leur conseil se manifestent pour savoir ce qu’il doit faire du livre, baptisé Crossings. Les mois passent, et personne ne le contacte. À partir de ce point, il se sent fondé à lire, puis publier le livre. Il découvre que les trois manuscrits sont autant de novellettes ou de novellas, très différentes.

La première, de toute évidence écrite de la main de Charles Baudelaire en personne, mais pourtant inconnue à ce jour, s’appelle The education of a monster, et fait un peu moins de quarante pages. Le texte, rédigé par le fameux poète à l’intention d’une jeune fille illettrée, conte les dernières années de sa vie sur un mode prétendument réaliste, ce qu’il ne peut cependant en aucun cas être, vu la teneur Fantastique de son propos, particulièrement en ce qui concerne la (tout à fait réelle) compagne de l’écrivain, Jeanne Duval.

La seconde novellette, City of ghosts, est à la fois une romance et un polar écrit par un autre personnage historique bien réel, Walter Benjamin, montrant son histoire d’amour puis son sort personnel (essentiellement) dans le Paris, sur le point de tomber entre les mains allemandes, de 1940. L’époque, l’ambiance et les personnages sont donc, hum, très différents, mais ce second texte est lié au premier car justement, Benjamin cherche à se procurer The education of a monster, dont la possession semble si prisée par certains qu’ils sont prêts à aller jusqu’au meurtre et à la mutilation pour s’en emparer. Avec près de 120 pages au compteur, cette novella est la seconde plus longue de l’ouvrage.

La troisième (Tales of the Albatross) et plus imposante (quasiment 200 pages) est, selon les mots mêmes du relieur, la plus Fantastique. Elle est reliée aux deux autres dans la façon, notamment, dont l’histoire de l’Albatros et celle des deux amants est évoquée régulièrement dans les deux autres novellas. Elle nous conte la façon dont ce qu’il décrit comme une « enchanteresse immortelle » originaire d’une île obscure du Pacifique va parcourir les océans, les continents et plus de trois siècles d’Histoire (particulièrement celle de France) en changeant régulièrement de corps (elle peut, grâce à une technique appelée Crossing, échanger son âme avec celle d’une autre personne, possédant alors son corps et ses souvenirs, connaissances, certains traits de caractère, etc.), recherchant à la fois l’amour de sa vie puis un ennemi, ayant eux aussi changé de corps à un point pivot du récit.

Le court propos du relieur se termine par le fait que la femme de l’artisan a remarqué une série de chiffres écrits de la main même de la Baronne, et qui permet une seconde séquence de lecture, autre que celle, linéaire et classique, consistant à aller de la page 1 à la 361, lisant chacun des trois textes l’un après l’autre. En effet, à la fin de chaque chapitre divisant les trois novellas / novelettes, un petit symbole en forme de main montre un numéro de page, qui est celui auquel vous devez aller si vous voulez suivre l’ordre de lecture dit « de la Baronne ». En clair, si c’est le cas, vous commencez le livre non pas à la page 1 mais à la 150, vous lisez le chapitre qui s’y trouve, puis vous allez à la page 39, lisez à nouveau le chapitre qui y est présent, puis celui qui débute page 157, et ainsi de suite, pour finir le livre non pas page 359… mais 155.

Les plus attentifs d’entre vous auront remarqué que cette séquence de lecture alternative 1/ a des airs de Livres dont vous êtes le héros (même si ici, il n’y a pas de choix à faire vous envoyant potentiellement vers plusieurs numéros de pages possibles), particulièrement ceux de la série (excellente) Loup*Ardent, où finalement peu de paragraphes offraient un choix, et dont chacun des quatre livres avait donc en fait tout du roman à la lecture non-linéaire ; et que 2/ la séquence de la Baronne vous fait vous balader en permanence entre les trois novellas, ce qui évidemment, n’a plus grand-chose à voir, que ce soit en terme de rythme des révélations ou, surtout, d’ambiances, avec la séquence de lecture linéaire classique. C’est donc en cela que Crossings forme en fait réellement deux romans en un : selon la séquence de lecture que vous choisirez, votre expérience de lecture sera très différente, un peu, toutes proportions gardées, évidemment, comme si vous lisiez deux romans distincts, même s’ils racontent fondamentalement la même histoire, mais d’une façon qui leur est propre.

Pour ma part, pour le côté ludique de la chose, j’ai (évidemment…) choisi la séquence de la Baronne, et ne peut donc m’exprimer que partiellement sur le sens de lecture classique (il est cependant possible que je relise Crossings un jour dans ce dernier, et que je vous en propose une seconde critique). Je trouverais très intéressant, d’ailleurs, qu’une lectrice ou un lecteur anglophone parmi vous lise ce roman dans ledit sens habituel, afin que nous puissions comparer nos impressions.

Notez que si la lecture d’un même livre dans plusieurs sens n’est pas à proprement parler complètement inédite, même en SFFF (on peut citer L’usage des armes de Iain Banks qui peut se lire du début à la fin ou de la fin au début, ou Kadath – quatre quêtes oniriques de la cité inconnue, dont les quatre nouvelles liées entre elles peuvent potentiellement se lire dans n’importe quel ordre), on parle ici tout de même d’un ordre de lecture alternatif qui descend jusqu’aux chapitres constitutifs des novellas individuelles, donc c’est poussé très loin. Et là où ça devient bluffant (surtout pour une première publication), c’est que l’auteur a dû se débrouiller pour que lesdits chapitres restent cohérents et compréhensibles dans les deux sens de lecture !

Avant de passer à mes impressions et mon analyse, un mot sur le genre : c’est du Fantastique avec une touche d’Histoire secrète concernant la vie de certains personnages Historiques (outre ceux déjà cités, ajoutons Coco Chanel, qui a aussi son rôle à jouer dans l’intrigue). En effet, l’auteur propose de façon continue une explication rationnelle alternative au phénomène surnaturel (le Crossing) décrit, par exemple le fait que la maladie de Baudelaire ne lui permette plus de faire la différence entre le réel et l’irréel. Mais la preuve la plus éclairante reste le fait que le relieur (et donc par extension l’auteur) considère qu’il y a sept interprétations possibles pour Crossings : fiction, farce / puzzle, canular / falsification, illusions d’hommes à la santé déclinante, donc, mais aussi allégorie ou fable complexe (on remarque d’ailleurs que Landragin en profite pour explorer par la bande l’esclavage, la Transsexualité, le colonialisme, la perte des cultures et savoirs ancestraux, les changements de paradigme, etc), code énigmatique destiné à une personne inconnue, et enfin biographie à peine voilée. Bref, tout un tas d’explications rationnelles possibles à ce qui paraît être un phénomène pourtant « incontestablement » surnaturel (et Landragin en donne d’autres encore dans le texte !).

Analyse et ressenti *

* Somebody that i used to know, Gotye / Kimbra, 2011 ( ici chantée par Hildegard von Blingin’ depuis son couvent, parce que le BARDcore c’est le Bien !)

Premier point, les atmosphères des trois textes sont très différentes : entre The education of a monster, qui se déroule en Belgique et en France en 1865-1867 et est conté par Baudelaire, City of Ghosts, sa romance, ses meurtres et son ambiance crépusculaire de France sur le point d’être livrée aux Nazis, et Tales of the Albatross, qui est de loin la plus contrastée des trois (elle se déroule de 1791 à 1940 et parcourt littéralement toute la planète -plusieurs fois !-), les changements de décor et de ressenti sont parfois violents… dans la lecture linéaire. Je vous laisse donc imaginer à quel point ils peuvent l’être encore plus si vous suivez comme moi la séquence de la Baronne, où vous passez souvent de Tales of the Albatross à une des deux autres novellas (ou inversement), et où, donc, en quelques dizaines de minutes de lecture, vous pouvez vous balader de la vie de Baudelaire à celle d’une esclave dans une plantation de Louisiane de la même époque, puis au Paris de 1940, avec l’enquête menée par un commissaire du 36, Quai des orfèvres.

D’après ce que j’ai pu en voir, la séquence de lecture linéaire ne vous délivre les infos sur ce qui se déroule réellement que très progressivement, tandis que la séquence de la Baronne vous donne les infos qui vous sont utiles au moment où vous en avez le plus besoin. Un des ordres de lecture maintiendra donc plus de mystère (plus longtemps, en tout cas) et proposera une cohérence d’ambiances, tandis que l’autre, celui de la Baronne, vous donnera plus de clefs plus vite (c’est flagrant pour le concept même de Crossing, par exemple) mais vous imposera de violents changements d’ambiance, comme nous l’avons vu, ainsi qu’une exigeante gymnastique mentale pour vous rappeler qui est qui (vous comprendrez ce que je veux dire en lisant ce roman). Néanmoins, je suis persuadé qu’il est très probablement plus intéressant de lire Crossings dans la séquence alternative que dans la linéaire où, justement la disparité d’ambiances et le fait que le fil rouge tarde à se dessiner est, à mon sens, un bien plus gros handicap, certaines catégories de lecteurs peu attentifs ou habitués à se voir donner, chez d’autres auteurs, les clefs tout de suite sans devoir faire d’efforts pouvant potentiellement se demander ce que chacune des trois parties a à voir avec l’autre (alors que c’est limpide dans la séquence de la Baronne).

Sachez, pour finir sur le chapitre de la narration et de la structure, que la fin, et ce quel que soit la séquence de lecture choisie, peut vous paraître frustrante. Cependant, ladite narration est en fait encore plus rusée et ingénieuse que vous ne l’imaginez de prime abord : en effet, si, par la voix du relieur, Landragin vous indique, en gros, en clignotant et en rouge fluo, une des subtilités de la manière dont le récit est structuré, il vous cache soigneusement la seconde. Moi-même, j’ai failli passer à côté, et puis j’ai relu mes notes du début (la séquence du relieur)… jusqu’à comprendre que la déstructuration du récit était encore plus radicale que je ne l’avais imaginé, vu que le début est en fait la vraie fin de Crossings, même si vous passez complètement à côté à la première lecture, plus préoccupé de vous entendre délivrer des explications sur les deux façons dont vous pouvez potentiellement lire l’ouvrage. Ce n’est qu’à la seconde lecture de ce prologue que vous comprenez son sens caché !

Ceci étant posé, sa structure assez originale et en tout cas hautement inhabituelle est loin d’être le seul voire même le principal intérêt de ce roman : si la maîtrise d’une narration aussi ambitieuse est déjà bluffante pour un écrivain qui signe ici son premier texte de fiction, que dire d’un style d’une virtuosité admirable (nombre de passages sont à la limite de l’envoûtant), d’atmosphères remarquablement rendues, de l’utilisation de personnages et de décors historiques qui démontre sans conteste une exceptionnelle érudition, et d’une protagoniste absolument inoubliable ? J’ai eu la curieuse impression, difficile à expliquer, de lire du Dan Simmons période Hypérion, dans la façon de proposer des sous-unités très différentes en terme d’ambiance les unes des autres, dans le style, voire même dans l’histoire d’amour extraordinaire de Koahu et Alula, qui, dans la façon dont elle saute l’espace (les continents, les océans) et le temps (les époques), et dans son atmosphère polynésienne, a quelque chose de celle de Merin et de Siri. D’ailleurs, ce chassé-croisé spatio-temporel (tout comme l’implication d’un livre mystérieux racontant son histoire) évoque aussi vaguement un autre livre de SFFF, pourtant profondément différent dans sa structure narrative comme dans ses bases science-fictionnelles et non pas Fantastiques, à savoir évidemment Le temps fut de Ian McDonald. Attention toutefois, c’est beau mais c’est triste et très mélancolique, ce qui, ajouté au côté violent de certaines scènes et l’atmosphère noire de certaines autres, peut ne pas forcément convenir à tous les publics. 

Bref, la combinaison de son originalité, son côté ludique et interactif, sa qualité, son érudition Historique (la façon dont on assiste à l’évolution de la ville de Paris et de la vie de ses habitants est très intéressante), le côté « Histoire Secrète » de la vie de personnages réels, la façon dont des personnages et des événements imaginaires se combinent harmonieusement avec d’autres qui sont tout à fait réels, sa romance poignante (même pour quelqu’un qui est en grande partie insensible à ce registre littéraire comme votre serviteur… enfin je veux dire dieu) et le fait qu’il demande à son lecteur de se racler un minimum la soupière pour pouvoir comprendre la fin (ou plutôt les fins), fait que Crossings est, à mon sens, un très grand livre, sans conteste possible une des sorties VO de l’année. On espère qu’un éditeur français est déjà sur le coup, même si j’ai de très gros doutes sur la question.

Niveau d’anglais : pas de difficulté ; c’est riche mais fluide et n’emploie jamais de vocabulaire à coucher dehors.

Probabilité de traduction : elle me paraît indispensable…

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14 réflexions sur “Crossings – Alex Landragin

    • Ce qui est cool est que ça l’est sur plusieurs plans, depuis le côté ludique des deux parcours de lecture possibles jusqu’à la reconstitution historique ou le chassé-croisé entre les époques, les personnages et les lieux.

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    • Aucune idée. Une maison dont le directeur de collection est un adepte de la poésie de Baudelaire, ou qui sera charmé par le côté ludique des deux parcours de lecture possibles ?

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  1. Peut-être que Denoël s’y intéressera ? Niveau traduction barrée d’histoires ayant plusieurs sens, ils ont bien traduit Danielewski ?

    Ta chronique donne très envie ! J’aime énormément les livres qui possèdent ces structures originales, avec une narration atypique à double sens de lecture. Et là, c’est quand même un immense boulot qu’a fait l’auteur, c’est impressionnant ! Quand on ose jusqu’au bout ces jeux d’écriture, c’est fascinant, et je n’en connais pas tant que ça. Ça fait trop longtemps que je n’ai pas lu en anglais pour essayer, j’aurais peur de passer à côté de plein de choses, mais ça me tenterait presque.

    Aimé par 1 personne

    • Oui, que ce soit Denoël ou un autre éditeur, j’espère vraiment qu’une maison française va s’intéresser à ce roman.
      L’anglais utilisé dans Crossings est élégant mais sans difficulté particulière (à mon sens), donc je pense que tu peux tenter.

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  2. Ping : Prix Apophis 2020 | Le culte d'Apophis

  3. C’est intriguant au possible. Sur la forme, ça me fait penser en premier à Marelle de Julio Cortazar : le roman peut se lire de façon linéaire, en lisant les chapitres 1 à 56 (auquel cas on n’en lit que les 2/3), ou bien en suivant les renvois, ce qui fait que le roman commence au chapitre 73 et qu’on se balade ensuite entre l’histoire régulière et les « bonus » du dernier tiers. De mémoire, j’avais troué le principe marrant, préfigurant les LDVELH, mais un peu gadget au bout du compte. Ce Crossings a l’air de porter l’idée au niveau au-dessus !

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  4. Ping : L’œil d’Apophis – HS 5 – Toujours pas traduit, toujours pas réédité, que fait l’édition française ? | Le culte d'Apophis

    • Oui, c’est carrément dommage. Surtout que vu la singularité et l’aspect « ludique » du concept, le marketing était tout trouvé. Mais bon, l’édition française et la prise de risque, hein…

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Les commentaires sont fermés.