Hors-série Une heure-lumière 2019

Peut-être pas le meilleur texte d’UHL, mais sans conteste le plus beau et le plus poignant

HS_UHL_2019Comme en 2018, le Belial’ a de nouveau proposé, de début septembre à fin octobre 2019, un hors-série de la collection Une heure-lumière (UHL), offert pour l’achat d’exemplaires physiques de deux autres titres (le but étant de soutenir les libraires). Comme le premier numéro, il est (brillamment) illustré par Aurélien Police, et se divise en trois parties, à savoir un édito d’Olivier Girard (le boss du Belial’), une novelette inédite signée Ian McLeod, Isabel des feuilles mortes, et le catalogue de la collection (plus un aperçu de ce qui est à venir dedans -et dont vous pouvez avoir un compte-rendu partiel dans mon article-), qui, en 2019, cite votre serviteur, pour sa critique de Retour sur Titan de Stephen Baxter. Vous trouverez, à la fin de cet article, un récapitulatif de tous les UHL critiqués sur le Culte au moment où je rédige ces lignes, sachant que deux autres sont à venir dans les jours qui viennent (et seront ajoutés à la liste le moment venu). Peu de choses à dire sur le papier du Girard, qui souligne l’importance des « craqueurs », les Jean-Daniel Brèque, Pierre-Paul Durastanti et autres Erwann Perchoc, passionnés qui repèrent des textes prometteurs en anglais et s’en font les avocats, ou qui sont les défenseurs acharnés d’un auteur en France. Je vais donc me concentrer, dans la suite de cet article, sur la novelette.

Contexte *

*  Summerland, Lunatic Soul, 2008.

Isabel des feuilles mortes se place dans le même univers qu’un autre texte publié en UHL, Poumon Vert (mais cette novelette a été publiée -en VO- avant ce dernier). Pour résumer, il s’agit d’un contexte futuriste arabisant, où l’humanité (ou plutôt la Féminité) s’est répandue sur Dix Mille et Un mondes, où les femmes sont si ultra-majoritaires que l’homme est presque oublié ou en tout cas hautement exotique, et qui a quelques points communs avec celui de Dune de Frank Herbert. L’action se passe ici sur un autre de ces mondes (ou plutôt, apparemment, sur l’une des stations ou statites de Dyson en orbite autour d’une étoile, si j’ai bien tout saisi), Gezira, qui est également le cadre de deux autres nouvelles de MacLeod (non, pas celui avec le katana), The Cold Step Beyond (2011) et The Memory Artist (2019). C’est une mégapole « insulaire » (voir ma remarque plus haut) au carrefour des Dix Mille et Un mondes, où on trouve un océan suspendu et où l’été est éternel, où différentes Églises sont présentes et gèrent divers domaines (dont certains très surprenants), et qui sort d’une guerre, dite des Lys, où lesdites congrégations se sont affrontées. Un conflit qui a jeté nombre de gamines dans les rues et les a réduites à la mendicité, formant ainsi des recrues toutes trouvées pour ces organisations religieuses.

Isabel est l’une d’entre elles. Elle est embrigadée par l’Église de l’Aube, et, malgré le fait qu’elle est une jeune femme banale, ni particulièrement belle, ni spécialement gracieuse, ni remarquablement intelligente, elle devient apprentie, puis, malgré les nombreux accidents et le fait que les incompétentes soient renvoyées sans ménagement à la mendicité, Chanteuse de l’Aube. En clair, tous les matins, elle accomplit un rituel pour que la lumière soit (si j’osais désacraliser la formidable poésie qui émane de cette novelette, je dirais : « comme Coluche aide à faire se lever le soleil dans Le fou de guerre, quoi » – un film où il donne d’ailleurs la réplique à un certain… Beppe Grillo ! -), et tous les soirs, pour que la nuit tombe. Isabel a ceci d’atypique que contrairement à ses consœurs, elle a gardé la vue, alors que les autres l’ont perdue, exposées intentionnellement aux rayonnements nocifs de l’étoile centrale de la mégapole, ce qui lui permet donc un beau jour, du haut de son minaret, et du fait d’une anomalie sur le miroir 28, d’apercevoir une fort gracieuse jeune fille, qui danse au sein du complexe tout proche, la Cathédrale du Mot, appartenant à une autre Église, spécialisée dans l’archivage (y compris par des moyens de très haute technologie, comme l’encodage génétique) des connaissances. Évidemment, la curiosité (et le fait qu’elle puisse voir) va pousser Isabel à aller à la rencontre de celle dont elle apprendra qu’elle se nomme Genya, puis à nouer une relation (platonique, je le précise, mais qui n’en acquiert finalement que plus de force dans l’esprit de la lectrice ou du lecteur) avec elle, les deux jeunes femmes se dévoilant tout naturellement et sans réfléchir aux conséquences les secrets de leur art respectif. Ce qui aura malheureusement des répercussions assez… radicales, mais fera entrer la très quelconque Isabel dans la légende !

Analyse et ressenti *

* High Hopes, Pink Floyd, 1994.

Poumon vert présentait un mélange poésie / mysticisme, récit d’apprentissage / social et Hard SF (bien caché, et qui mettait longtemps à se dévoiler, sauf quand comme votre serviteur, on est doté d’antennes de deux mètres de long), et Isabel des feuilles mortes exploite la même recette, même si la proportion des divers éléments est différente. L’aspect science-fictif est plus mis en avant (si les Chanteuses de l’Aube font se lever / coucher le soleil, ce n’est pas juste parce qu’elles saluent l’aube ou le crépuscule d’un chant du haut de leur minaret tel un muezzin, mais bel et bien parce que ce qu’elles y font oriente un complexe réseau de miroirs qui dirige la lumière de l’étoile du système vers la composante de Gezira dont elles ont la charge -« l’île » de Nashir pour Isabel-, ou bien, le soir, l’en éloigne), notamment du côté de Genya, qui, dans son genre, est aussi modifiée génétiquement et Posthumaine que Belisarius Arjona dans Le magicien quantique. Le récit réserve donc quelques beaux moments de Sense of wonder (notamment à la fin -et d’ailleurs, à mon avis, le titre original, Isabel of the fall, était bien plus explicite-), même si ce n’est pas son plus grand intérêt (oui, c’est bien moi qui déclare cela, alors que comme le dirait le désopilant Christian Léourier, je suis resté au stade enfantin où dans ma SFF, il me faut impérativement ma dose d’émerveillement).

Au passage, la science camouflée sous des oripeaux mystiques ou religieux, ça n’a rien de nouveau en SFF : rappelez-vous de Fondation d’Isaac Asimov (dont on se remémorera cette réflexion, parfaitement applicable ici, selon laquelle ce qui est pratique avec les religions scientifiques, c’est que les miracles -le jour qui point d’un seul coup, par exemple- arrivent sur commande), ou de l’Église pseudo-catholique et surtout post-apocalyptique d’Un cantique pour Leibowitz, dont un psaume cardinal demandait « Délivre-nous Seigneur de la pluie de Cobalt, de la pluie de Césium, de la pluie de Strontium » après une guerre nucléaire.

Je passerai rapidement sur l’aspect roman d’apprentissage (la découverte de l’amour, de quelqu’un qui n’a pas été éduqué selon la même culture -ici religieuse et scientifique- et avec lequel les échanges sont donc stimulants et enrichissants) pour me consacrer sur le symbolisme religieux : depuis la femme qui chante du haut du minaret (provocation, comme dans Poumon Vert, envers un intégrisme islamiste où, si la chose n’est pas impossible, elle reste incongrue et rarissime -bien qu’en voie timide de développement, d’après ce que j’en sais-) jusqu’au fait que les Chanteuses soient harnachées à un « crucifix » ou que leurs yeux soient brûlés intentionnellement pour qu’elles ne se consacrent qu’à leur ministère, en passant évidemment par la véritable Passion christique, le calvaire subi par Isabel en pénitence de son pêché, le symbolisme islamo-chrétien est omniprésent dans le texte. Sans compter qu’Isabel, Lucifer (celui qui apporte la lumière) au sens strict, subit, comme le diable, une Chute finale (et là aussi, le titre français gomme partiellement cet aspect, même s’il garde le fait que le don d’Isabel soit celui de saisons autres qu’un éternel été). On verra aussi, évidemment, une critique sous-jacente de l’intégrisme, des guerres de religion, même si, là encore, il ne s’agit pas, à mon sens, de l’intérêt majeur du texte. En tout cas, cette dernière en ressort avec une image castratrice (les yeux brûlés), déshumanisante (on prend des gamines mendiantes dans la rue quand ça arrange l’Église, on les y renvoie si on les juge incompétentes), cruelle (toute la fin) et rigide (on ne se mélange pas avec ceux qui ne partagent pas le même dogme, point). On verra, enfin, comment une minuscule anomalie sur un miroir, et l’intervention d’une personne que l’auteur insiste pour décrire comme quelconque, peut impulser un énorme changement de paradigme, en l’occurrence « climatique » et social, le second étant lié au premier.

Ces points étant posés, j’en retiendrai deux autres : premièrement, alors que l’ambiance est très poétique et éthérée dans la première partie du texte, elle vire aussi radicalement que brutalement au tragique et à l’horriblement concret dans la seconde, sans doute dans le plus impressionnant basculement qu’il m’ait été donné de voir depuis Acadie de Dave Hutchinson, également publié en UHL. Ensuite, eh bien justement, je parlerai de l’atmosphère de cette première partie, et du côté poignant de la seconde, qui sont pour moi LE gros point fort de cette novelette : l’écriture de MacLeod était déjà empreinte de poésie, de mélancolie, d’une pointe d’onirisme (ici, à mon sens, plus sensible) et teintée d’une saveur douce-amère dans d’autres textes, de Poumon Vert aux Îles du soleil (que j’avais abandonné il y a une dizaine d’années : je me dis que je devrais lui donner une nouvelle chance…), et on retrouve cette atmosphère, mais magnifiée, ici. Ce qui veut dire que celui qui n’aura pas aimé Poumon Vert a malheureusement peu de chances d’apprécier Isabel des feuilles mortes. C’est donc à un très, très beau texte auquel nous avons affaire, un de ceux qui, sans jamais employer de vocabulaire de m’as-tu-lu pratiquant une intense masturbation intellectuelle, mais au contraire une culture du mot juste au bon moment pour magnifier le pouvoir évocateur de l’ensemble, sait créer une envoûtante atmosphère apte à séduire le lecteur sensible à pareils styles délicats, puis sait nous prendre aux tripes, nous donner ce sucker punch quand tout le poids du rigorisme religieux tombe sur deux jeunes filles innocentes, leur faisant subir un sort absolument horrible. Non, vraiment, la seule religion qui est cool, c’est l’Apophisme, mais ça, vous le saviez déjà !

Bref, sans partir dans des envolées lyriques comme certains, et vous dire qu’il s’agirait du « meilleur » texte d’UHL (titre qui revient pour moi sans conteste à L’homme qui mit fin à l’Histoire de Ken Liu, peut-être moins poétique et prenant mais incomparablement plus profond, apte à impulser la réflexion ET à séduire un bien plus vaste public), je peux en revanche dire que oui, c’est sans conteste le plus beau (et de loin) et le plus poignant d’entre eux, et que la prose de MacLeod est superbement transposée en français par une magistrale traduction signée Michelle Charrier.

UHL sur Le culte d’Apophis

Vous trouverez ci-dessous un récapitulatif de tous les Une heure-lumière chroniqués sur ce blog (ou presque : au moment où je rédige ces lignes, les critiques de L’enfance attribuée et d’Acadie sont sous embargo, ayant été publiées dans Bifrost, et ne seront donc visibles par vous qu’un an après la parution du numéro concerné) :

Cookie monster – Vernor Vinge

Un pont sur la brume – Kij Johnson

L’homme qui mit fin à l’histoire – Ken Liu

Cérès et Vesta – Greg Egan

Poumon vert – Ian MacLeod

Le regard – Ken Liu

24 vues du Mont Fuji, par Hokusai – Roger Zelazny

Le sultan des nuages – Geoffrey A. Landis

La ballade de Black Tom – Victor Lavalle

Retour sur Titan – Stephen Baxter

Hors-série 2018

Les attracteurs de Rose Street – Lucius Shepard

Helstrid – Christian Léourier

Les meurtres de Molly Southbourne – Tade Thompson

Waldo – Robert Heinlein

Abimagique – Lucius Shepard

Dragon – Thomas Day

Le fini des mers – Gardner Dozois

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce hors-série, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin, celle d’Aelinel, de Dionysos sur le Bibliocosme, de BazaR, de FeydRautha, de Célindanaé, d’Ombre Bones, de Xapur,

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23 réflexions sur “Hors-série Une heure-lumière 2019

  1. Ping : Isabel des feuilles mortes – Ian R. MacLeod – L'épaule d'Orion – blog de SF

  2. Très, très belle critique pour un très, très beau texte, cher Apophis.
    Ma premère rencontre avec « la science camouflée sous des oripeaux mystiques ou religieux », je crois que c’était dans Le Chemin de l’Espace de Robert Silverberg (mon premier de l’auteur aussi d’ailleurs)

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    • Merci Alex, la tienne est également très bonne ! J’adore Silverberg, pour ma part. Je me dis d’ailleurs que je n’en ai probablement pas assez parlé sur ce blog : on va essayer d’y remédier

      J’aime

  3. Rhaa, Fluvi content, pour une des rares fois ou il a lu un livre avant que ton billet ne soit publié !! je peux donc le lire dans la foulée, et je te rejoins (comme très très souvent sur la SF doit je confessssser) sur la beauté de ce texte, sans que ce soit effectivement le meilleur UHL.

    J’ai lu également Acadie ces jours cis, et j’ai A-DO-RE

    J’en profite pour te souhaiter la belle année, maître SkywalPhis. Superbe bilan 2019, rien que du largement mérité.
    Moi, je resigne sans hésiter pour 2020

    Bien à toi

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  4. Bon entre « MacLeod (non, pas celui avec le katana) » et les antennes de deux mètres de long tu m’as tuée hahaha.
    Dommage que je sois passée à côté de l’opération UHL 2019, ça donne sacrément envie. Mais bon je n’ai toujours pas lu mon HS 2018… ni L’Homme qui mit fin à l’histoire qui patiente sagement dans ma PàL depuis……….. ni Poumon Vert que je n’ai même pas acheté.
    *y’a du boulot*

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  5. Ping : « UHL HS 2019 » : L’anti-« Résonances » – C'est pour ma culture

  6. Tu connais mon avis sur ce texte : beau pour faire court, car tout le reste tu le dis.
    Comme toi, ce n’est pas non plus, le texte UHL de référence, car le Ken Liu reste devant pour moi également.
    (il est dans mon top 5 des autres pour mes awards tout personnels)

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  8. Ping : Hors-série Une heure-lumière 2019 — Le culte d’Apophis | Mon site officiel / My official website

  9. Ping : Le projet Maki – février 2020 – Les Lectures de Xapur

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