Abimagique – Lucius Shepard

Envoûtant, mais…

AbimagiqueAbimagique est un des trois romans courts de la collection Une heure-lumière qui doit paraître le 29 août 2019, les deux autres étant Acadie et L’enfance attribuée (ceux d’entre vous qui lisent Bifrost pourront découvrir mes recensions les concernant dans le prochain numéro du magazine ; les autres les liront sur ce blog en 2020. Précisons toutefois que je vous reparlerai de David Marusek dans quelques jours, ce qui en dit long sur l’intérêt que j’ai trouvé à L’enfance attribuée). C’est la deuxième novella publiée en UHL signée Lucius Shepard, après l’excellent Les attracteurs de Rose Street, à mon sens un des meilleurs titres de la collection. J’ai bien peur, cependant, que la réception de ce nouveau titre soit plus mitigée : personnellement, il m’a beaucoup plu, pour des raisons que je vais vous expliquer dans la suite de cet article, mais le fait qu’il s’agisse de Fantastique au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire que l’auteur ne donne aucune explication tranchée à la fin (que ce soit sur la réalité des événements ou leur cause), risque d’en décontenancer plus d’un(e). Mais bon, un texte qui cite le groupe Tool peut-il être mauvais, je vous le demande ?

La traduction, comme d’habitude avec lui impeccable, est signée Jean-Daniel Brèque (dont on découvrira que c’est un sectateur nantais au service de sorcières tantriques ^^), et la couverture est l’oeuvre de l’illustrateur attitré de la collection, Aurélien Police.

Narration et idée de base

La postface (qui aurait tout aussi bien pu servir de préface, je trouve) nous apprend que le texte est en partie autobiographique : l’auteur a bel et bien aperçu une jeune femme semblable à celle qui donne son nom à son livre, et a eu des problèmes de dos. Shepard nous précise aussi que la narration, à la deuxième personne du singulier et au présent, est venue sur un coup de tête.

On notera que le rythme est très… incantatoire, je dirais : il est lent au début, et s’accélère de plus en plus au fur et à mesure que l’histoire se déroule (on constatera aussi une évolution parallèle du ton, allant du parfaitement rationnel -un étudiant veut draguer une jolie fille- jusqu’au complètement démentiel), jusqu’à une vertigineuse spirale finale, d’ailleurs marquée par un chant récurrent basé sur les sons Abi et Abimagique. J’en profite pour préciser que le style de Lucius Shepard est toujours aussi envoûtant, même si peut-être un peu moins dans Abimagique que dans Les attracteurs de Rose Street.

Intrigue et personnages *

* Fear Inoculum, Tool, 2019.

Le protagoniste (dont vous ne saurez jamais le prénom réel : à un moment, il se fait appeler Carl, mais précise qu’il ne s’agit pas de son vrai nom) est un étudiant de la région de Seattle, au début des années 2000. Il aperçoit souvent une jeune femme de style gothique (une sorte d’Abby Sciutto, en plus extrême), voluptueuse mais qu’aucun garçon ne semble approcher. Lui parvient à la séduire, et découvre qu’elle s’appelle Abi, diminutif d’un surnom qu’elle s’est elle-même donné, Abimagique. Elle vit seule dans une maison remplie de symboles mystiques, arcanes ou occultes provenant de diverses cultures, religions ou mythologies, avec une grande importance accordée à une lettre ou un chiffre qui ressemble à un 7 renversé. Elle a un régime alimentaire végétarien très spécial, un comportement qui l’est encore plus (notamment un véritable fétichisme pour la pluie et d’autres points que je détaille plus loin), semble ne pas avoir d’amis (malgré le fait qu’elle prétende le contraire), est persuadée que la fin du monde est imminente, et surtout, elle est très portée sur le sexe, et capable, via une manipulation (elle est masseuse, spécialisée dans le traitement des handicapés), de déclencher des orgasmes qui s’apparentent à la légendaire Petite Mort.

« Carl » est, au début, gêné par le secret dont elle s’entoure (sur sa vie passée, sur le fait qu’elle dise posséder des connaissances et capacités hors-normes mais dont elle refuse d’expliquer la nature), et par l’emprise qu’elle a sur lui (je vais en reparler) : il ressent le besoin de sa compagnie comme une véritable drogue. Le côté mystique gêne aussi visiblement l’étudiant en biologie qu’il est. Mais son attachement à Abi annihile ses réticences. Même quand un de ses amis, qui aperçoit Abi de loin, lui dit ne pas comprendre comment il peut être avec une fille aussi repoussante (en raison de son poids et de ses formes), alors que « Carl » voit en elle l’incarnation de la volupté et de la sensualité, la plus belle et désirable femme de la Terre (votre serviteur ayant une profonde attirance pour les femmes girondes, il ne lui jettera certainement pas la pierre).

Un jour, toutefois, il va rencontrer un homme brisé, à la colonne vertébrale déformée : il va lui raconter qu’il est le premier des amants d’Abimagique, qu’il y en a eu six autres comme lui… mais qu’il est le seul à ne pas être en fauteuil roulant. Il lui dit que c’est un monstre, et qu’il doit cesser de lui laisser pratiquer sa manipulation orgasmique sur lui. Et là, Carl va vraiment se poser des questions !

Analyse et ressenti

Premier point : ne vous attendez pas à une explication à la fin, il n’y en aura aucune. Si c’est un problème pour vous, évitez donc cette novella, faute de quoi vous la finirez frustré. Sachez tout de même que cela n’a rien d’anormal dans le cadre du Fantastique, c’est même dans le contrat, et ce quelle que soit la façon dont vous définissez ce genre littéraire (une remarque, en passant : le Fantastique n’existant pas dans la taxonomie anglo-saxonne des littératures de l’imaginaire, il est probable que ce texte soit classé en Urban ou en Dark Fantasy en Amérique). Si vous utilisez la définition classique (ambiguïté entre le fait que le héros / narrateur est fou et la réalité des événements, si surnaturels semblent-ils), certains éléments viennent à l’appui de votre hypothèse (le regard différent sur le physique d’Abi de l’ami de Carl, le fait qu’elle ait une emprise psychologique sur ce dernier, qu’elle le drogue, que le régime alimentaire particulier qu’elle lui fait subir puisse altérer son jugement), tandis que si vous utilisez sa version plus moderne (irruption dans un cadre rationnel d’éléments surnaturels provoquant peur / rejet / incompréhension), eh bien nous sommes sur un cas d’école. Moralité : c’est NORMAL qu’il n’y ait pas d’explication nette et précise à la fin, que Shepard vous laisse vous débrouiller avec une dizaine d’hypothèses, c’est le contraire qui aurait été anormal (même si l’une d’entre elles semble plus plausible que les autres). De plus, dans la postface, l’auteur fait très justement remarquer qu’il ne saisit pas pourquoi les personnages de fiction excellent à comprendre ce qui se passe autour d’eux, alors que les humains bien réels sur lesquels ils sont supposés être modelés ne sont pas doués en la matière : y voyant une incohérence, il s’est proposé de la corriger via ce texte.

Ce qui me conduit justement à mon deuxième point : ce diable d’auteur va vous proposer, par la voie de rêves (j’en profite pour préciser que la dimension onirique -voire psychédélique- du récit est importante, et constitue un des facteurs qui rapproche ce texte de Lovecraft -même si d’autres facteurs l’en éloignent, à commencer par la dimension érotique à la fois surpuissante et omniprésente-) ou la voix de Carl ou du narrateur, un grand nombre d’hypothèses sur la nature réelle d’Abi (je le répète, sans jamais trancher). Et lesdites hypothèses vont aller du rationnel banal (prédatrice sexuelle, pervers narcissique) à l’irrationnel (avatar de la planète / de Gaïa, sorcière tantrique, succube -ces deux dernières explications étant renforcées par la dimension puissamment érotique du texte et l’emploi d’une magie qualifiée de « sexuelle »-) en passant par le « rationnel extraordinaire » (folle persuadée que le monde est en danger venue du futur pour le sauver, extraterrestre -on remarquera avec intérêt que la palette d’émotions qu’elle affiche est à la fois très restreinte et paradoxale-). Il y a même un rêve qui est puissamment Lovecraftien et ressemble énormément à la nouvelle Trois semaines de bonheur d’Anders Fager ! De fait, même la couverture d’Aurélien Police, si elle reproduit en effet une scène marquante du livre, participe aussi à ce « brouillage de pistes » : elle vous conduit à penser à un avatar de Gaïa ou plutôt de la Déesse-mère, ce qui fait sens vu le physique girond d’Abi et l’emphase du texte sur la fécondité, mais vous oriente, même inconsciemment, sur une des hypothèses proposées par Shepard… qui n’est pas forcément la bonne, pour ce que l’on en sait.

Je reviens un instant sur l’emprise exercée par Abi : ce qui est étonnant dans ce texte, c’est que, via son physique et son appétit sexuel (je précise d’ailleurs que cet aspect peut éventuellement gêner les lectrices et lecteurs les plus prudes), ce personnage est un très puissant symbole féminin ; pourtant, lorsqu’on lit attentivement, on s’aperçoit qu’il y a une inversion des stéréotypes, puisque « Carl » a une façon de réagir plutôt féminine (on remarquera, au passage, la dimension castratrice d’un des cauchemars qu’il fait), tandis qu’au contraire, Abi montre des choses qu’on attendrait plutôt d’un homme (si on adhère à ce genre de stéréotypes dichotomiques), notamment en se moquant des goûts alimentaires ou culturels de son compagnon et en le rabaissant, en faisant preuve d’un côté taciturne, d’un manque flagrant d’empathie (voir plus loin) et d’une propension à se moquer sans pitié d’autrui (y compris des handicapés…), etc, tandis que « Carl » lui pardonne tout, par amour, comme une femme violentée physiquement ou psychologiquement (ce qui revient au même) mais atteinte d’une sorte de syndrome de Stockholm. Même s’il y a une explication plus sinistre au comportement passif de « Carl » : peut-être drogué, peut-être sous l’influence d’une créature surnaturelle (l’ancien amant qui l’aborde lui précise qu’elle n’était pas son type mais qu’il ressentait tout de même pour elle une véritable addiction), il reste sourd aux avertissements que lui crient deux personnages (surtout celui qui prétend être un ancien amant d’Abi), même s’il a de temps en temps de fugaces éclairs de lucidité (il dit à un moment penser que ses sentiments ne sont ni sains, ni fiables).

Je retrouve d’ailleurs en partie le système de contradictions ou de contrastes que j’avais apprécié dans Les attracteurs de Rose Street : Abi, bien qu’ultra-féminine / maternelle / sexuelle, a souvent un comportement masculin ; elle peut passer de la douceur et de la volupté à la violence, et inversement ; elle est douce, renfermée, discrète, mais peut adopter à l’occasion un comportement immonde, comme dans l’anecdote avec les sourds, ou bien exubérant, extraverti, violent ; elle a une forte empathie pour l’espèce humaine dans son ensemble, mais moque, ignore ou méprise ses représentants individuels ; elle attire physiquement mais le mystère dont elle s’entoure et son côté dominateur (mais sans avoir l’air de l’être) repousse, fait peur; et ainsi de suite.

En conclusion

Seconde novella de Lucius Shepard publiée dans la collection Une heure-lumière, Abimagique relève d’un Fantastique traditionnel dans sa façon de proposer diverses hypothèses (rationnelles ou surnaturelles) sur la nature réelle des événements décrits et de ne trancher en faveur d’aucune. Ce qui pourra, tout comme la très puissante dimension sexuelle du texte, en gêner certains. Ils auraient cependant tort de se priver d’une histoire envoûtante, le mystère d’une femme surnommée Abi qui est peut-être une nymphomane new age, peut-être un pervers narcissique… mais peut-être tout autre chose. L’auteur balaye d’ailleurs large, vous proposant des hypothèses plus extraordinaires les unes que les autres. Mais… peut-être que le problème ne vient pas d’elle, mais de son compagnon, Carl. Si vous souhaitez vous embarquer dans un jeu de pistes oscillant entre la folie, la SF et le mysticisme, où aucune réponse claire ne vous attend à la fin (ce qui est tout à fait dans les codes du Fantastique, rien d’anormal à cela), le tout magnifié par l’incomparable plume de Shepard, traversé par de puissants spasmes érotiques et rythmé par une narration incantatoire, à la mélopée s’accélérant sans cesse, Abimagique est pour vous !

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce court roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de FeydRautha, celle de Gromovar, de Célindanaé sur Au pays des Cave Trolls, de Boudicca sur le Bibliocosme, d’Aelinel, d’Elhyandra, de la Navigatrice de l’imaginaire,

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34 réflexions sur “Abimagique – Lucius Shepard

  1. Personnellement je préfère Sheppard quand il parle du chamanisme ou des univers parallèles. C’est dans les textes consacrés à ces thématiques qu’il donne ses meilleurs textes (on a en de bons échantillons dans les recueils Denoel – Le chasseur de Jaguar, la Fin de la vie et surtout Thanatopolis). Et quand il mélange les deux c’est open bar. Après ses autres textes ne sont pas inintéressant. J’accroche surtout beaucoup moins.

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  2. Des 3 novellas de fin août, c’est celle qui me tente le moins. J’avais bien aimé la plume de l’auteur dans sa précédente novella mais pas trop accroché à l’histoire. Mais je la lirai quand même. lol

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    • Je pense que pas mal de monde sera dans le même cas que toi. Moi même, des trois, c’est celle qui me tentait le moins. Etant plus SF que Fantastique (sauf si c’est du Lovecraft), j’ai forcément un tropisme plus grand en direction des deux autres.

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  3. Pour le coup, dans le fantastique, ce que j’aime, c’est justement ne pas avoir de réponse entre le rationnel et l’irrationnel. Un peu comme le Tour d’écrou. Généralement, sur le coup je suis frustré (dans le bon sens du terme) mais ce genre de fin te pousse à réfléchir et trouver ta réponse ! (et pourquoi pas t’engueuler/débattre avec les gens qui l’ont lus ^^

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