Crystal Rain – Tobias S. Buckell

Ou comment un empilement de tropes aboutit à un roman en un sens original, à défaut d’être passionnant

crystal_rainJe vous ai déjà un peu parlé de Tobias S. Buckell dans une précédente critique, où j’avais été impressionné par sa capacité à rivaliser, sur le plan littéraire, avec son co-auteur, le bien plus connu Paolo Bacigalupi. Je m’étais donc promis d’explorer plus avant sa bibliographie, ce qui n’a pas été chose aisée. Très peu de ses textes ont été traduits, et même en VO, on ne trouve pas forcément de versions électroniques. J’ai cependant réussi à mettre la main sur un exemplaire en français de Crystal Rain (car, oui, malgré son titre en anglais, il s’agit bel et bien d’un roman en VF), premier tome (et le seul traduit) de son cycle Xenowealth (et premier bouquin publié par l’auteur). Précisons toutefois que ce roman peut tout à fait se lire comme un stand-alone, et que les différents livres du cycle sont assez largement indépendants les uns des autres, en terme d’ambiance ou d’histoire (les 2 et 3 se déroulent en parallèle, par exemple).

Crystal Rain ayant bonne réputation en France (malgré un vilain 3.6 sur Goodreads ; mais bon, les différences entre les attentes des différents lectorats sont bien connues), et ayant déjà pu apprécier l’écriture de l’auteur, je me suis lancé dans ce livre avec enthousiasme, et en toute confiance. Et je dois dire que j’ai assez rapidement déchanté. Ce n’est pas que ce livre soit mauvais, mais il empile les tropes d’une façon un peu brouillonne, et met longtemps à devenir vraiment intéressant. Et ce même si l’univers, pourtant bâti sur des points qui, individuellement, sont du déjà vu, donne une impression d’ensemble plutôt originale. Au final, j’en ressors avec l’impression que Crystal Rain n’est qu’un long prologue pour le tome suivant, Ragamuffin, qui aurait eu, je pense, plus de chances de m’intéresser (et ce d’autant plus que certains témoignages sur Goodreads tendent à prouver qu’il est parfaitement lisible sans avoir lu son prédécesseur). Ce n’est pas un mauvais roman, surtout pour l’amateur d’exotisme, mais ce n’est certainement pas une claque non plus.

Univers, personnages et intrigue (base) *

* The heathen, Bob Marley, 1977.

Je vais rester cette fois très discret sur l’univers, certains enjeux de l’intrigue et les particularités de certains personnages. Je ne vais donc vous en donner qu’un vague résumé, bien moins développé que d’habitude. Et ce même si l’auteur, de son côté, déballe trop de choses et trop vite (nous en reparlerons).

Le roman se déroule dans un endroit appelé Nanagada (au passage, et comme pour pas mal de points de worldbuilding, il y a un flou agaçant sur ce que désigne ce nom : la zone de la planète où l’intrigue a lieu, la planète, ou les deux ?). Une péninsule abrite des populations d’origines ethniques et culturelles diverses, malgré tout dominées par des afro-caribéens pratiquant les rites Vaudou (on rappellera que Buckell a grandi sur l’île de la Grenade). Et pour cause, il est plus facile d’adhérer à une religion dont les dieux (à tentacules…), ou plutôt leurs représentants, les Loa, sont visibles de tout un chacun. Cette péninsule est séparée du reste du continent par une barrière montagneuse, les Monts de la Terreur, qui ne peut être franchie que par un col lourdement défendu, afin de maintenir à distance ceux qui vivent de l’autre côté, à savoir… les Aztèques. Qui sont eux-mêmes dirigés par leurs propres, hum, « dieux », les Teotl. Les caribéens maintiennent les aztèques à l’écart de leurs terres depuis, oh, plus que ça, mais au moment où le récit commence, les emplumés ont trouvé le moyen de franchir l’obstacle que constituent les montagnes et les défenses ennemies, lançant une invasion dévastatrice.

Dans la péninsule, existent des ruines ou des caches qui témoignent du fait que les « vieux-pères » disposaient d’une technologie beaucoup plus avancée, que certains cherchent à redécouvrir, malgré l’opposition des Loa (qui s’opposent aussi, au passage, à l’expansion démographique ou territoriale ou aux recherches astronomiques). Actuellement, on en est aux dirigeables, au télégraphe, aux trains et aux tractions à vapeur et électriques, et aux armes à feu non-automatiques. Les navires de haute mer sont inconnus chez les Aztèques et découragés par les Loa, et on ne sait pas grand-chose du monde extérieur. Seule une expédition, il y a quelques années, s’est rendue dans le grand Nord. Notez qu’une zone au centre de la péninsule est aussi interdite, car y entrer signifie une mort assurée.

Nous allons suivre d’une part Dihana, Première Ministre de Capitol City, la capitale de la péninsule, qui tente, avec le général des Hommes-mangouste (espions et soldats) et de ses propres Ragamuffins (policiers), de mettre en place une défense contre les aztèques. Mais nous allons surtout nous concentrer sur John deBrun, ou plutôt sur deux hommes qui le recherchent. John s’est échoué sur une plage il y a vingt-sept ans, amnésique. Il a pris femme et fait un fils, et vit paisiblement dans un petit patelin côtier. Sauf que chez les Aztèques, un Teotl charge personnellement l’éclaireur Oaxyctl (un agent double ne semblant travailler pour les Caribéens que pour mieux les trahir) de retrouver ce personnage, et de lui arracher à tout prix « les codes du Ma Wi Jung« . Dans le même temps, un homme qui semble être « tombé du ciel », Pepper, cherche lui aussi John, sur lequel il semble en savoir long. Fascinant personnage que ce Pepper, d’ailleurs (le meilleur du roman), avec ses capacités physiques hors-normes, son look dreadlocks / trench-coat et sa faim insatiable.

John est obligé de fuir, aux côtés d’Oaxyctl, qu’il prend pour un ami. Ils vont tenter de se rendre à Capitol City, où John doit retrouver son ami le Général, et où il va finalement se retrouver embringué dans une seconde expédition vers le nord, où se trouverait une arme des vieux-pères capable de renverser le cours de la guerre : le Ma Wi Jung. Et peut-être la clé du passé de John !

Analyse et ressenti *

* Trapped under ice, Metallica, 1984.

Outre une traduction / relecture / correction passable (deux exemples, parmi d’autres, l’un tiré de la page 121 –un targe-, l’autre de la page 485 : « D’après les instruments de relevés qui fonctionnent encore »), une tendance de l’auteur a utiliser un patois créole qui évoque un style télégraphique / SMS en français (et qui existe dans la VO, j’ai vérifié, ce n’est pas dû à la traductrice) et l’absence totale de glossaire (ayant lu Azteca -que je conseille très, très vivement-, je suis blindé niveau termes en Nahuatl, mais ce ne sera clairement pas le cas de tout le monde), ce qui m’a immédiatement posé problème est le fait que le rythme des révélations (principalement sur la nature et les origines de cet univers) est épouvantablement mal géré (par contre, la façon de transmettre des informations est relativement habile). En gros, l’auteur dévoile quasiment tout dès les premières dizaines de pages (c’est « l’effet Actes Sud »), et le peu de révélations restantes est téléphoné, surtout si vous êtes un lecteur expérimenté.

Car, il faut bien le dire, si vous avez lu mon résumé, à dessein vague, vous allez vous poser tout  un tas de questions. Vous allez vous demander si nous sommes dans du Steampunk (et ce bien qu’il n’y ait rien de Victorien là-dedans), de la SF, de l’Uchronie ou autre chose. S’il s’agit d’un Planet Opera, de quelque chose ressemblant au Monde du fleuve ou à l’univers captif (j’avoue que cette chaîne de montagnes quasi-infranchissable et le fait que les Loa découragent les voyages maritimes a éveillé ma méfiance), ou bien de post-apocalyptique. Et le gros problème est que très, bien trop rapidement, l’auteur vous donne toutes les clefs ou quasiment. Ce qui fait que ce qui aurait pu être ludique, aboutir peu à peu à des révélations époustouflantes ou fracassantes se dégonfle comme un ballon crevé à vitesse grand V. C’est le premier problème.

Le second souci est que ce qui nous est raconté n’est pas franchement passionnant pendant une très grosse partie du bouquin. Il ne devient vraiment prenant qu’à partir du moment où l’expédition nordique commence (en mode Terreur de Dan Simmons), et en cela, la fin est particulièrement frustrante, car c’est quand on s’intéresse réellement à l’histoire que celle-ci prend fin (dans ce tome-ci, du moins).

Pour terminer, je parlerai des tropes utilisés : si, individuellement, ils sont tous très classiques (pour ne pas vous spoiler, je vais éviter de les détailler, mais ils sont évidents à la lecture), à commencer par le vieux coup de l’amnésique (John), leur assemblage donne un roman à l’atmosphère assez unique, avec des aztèques à dirigeables et carabines combattant des rastas vaudous sous les ordres de dieux tentaculaires venus d’ailleurs. L’univers est peut-être un improbable patchwork (il y a d’ailleurs des points qui restent obscurs : à part un fantasme de l’auteur, on voit mal le pourquoi des aztèques, par exemple. Il y a bien une justification qui est donnée, mais elle ne tient guère la route), mais il n’en reste pas moins qu’il a de la gueule. Ce qui ne rend donc le fait que Buckell soit économe en descriptions et passe sans arrêt d’une scène à l’autre que plus frustrant. Il avait visiblement vraiment hâte de passer de la phase terrestre de son histoire globale à une autre, et il faut presque prendre Crystal Rain comme un prélude aux autres romans du cycle, rien de plus.

Bref, tout dépendra de vos attentes et surtout de votre vécu littéraire en matière de littératures de l’imaginaire : soit vous vous laissez embarquer par ces visions fortement exotiques de caribéens à dreadlocks / d’Aztèques à vapeur, soit vous êtes trop peu expérimenté pour voir que les tropes utilisés sont du cent fois vu, soit vous risquez d’être, comme je l’ai été, assez déçu. Bien qu’il y ait une manière plus positive de considérer cet empilement de tropes, d’ambiances ou de genres / sous-genres des littératures de l’imaginaire : en considérant justement le fait d’avoir réussi à les faire cohabiter de façon à-peu-près (mais alors vraiment à-peu-près, hein) cohérente comme un tour de force littéraire, position qu’on voit passer dans certaines critiques. Mouais. Hypérion ou Avaleur de mondes sont d’excellents romans-catalogues, mais là, je suis moins sûr… Notons toutefois que les ambiances sont très différentes d’un point à l’autre du livre, de celle d’une plage tropicale des Caraïbes aux étendues glacées septentrionales.

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6 réflexions sur “Crystal Rain – Tobias S. Buckell

  1. J’avais bien aimé sa nouvelle Zen and the Art of Starship Maintenance qui avait été publié dan le numéro 93 de Lightspeed (dispo en ligne) et nommée pour le Sturgeon 2018, ainsi que la nouvelle The Mighty Slinger écrite à quatre mains avec Karen Lord, publiée dans Bridging Infinity, et qui parlait de diaspora Caribéenne dans l’espace.

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    • La diaspora caribéenne dans l’espace semble être son truc. Et moi aussi, j’avais bien aimé ce que j’avais lu de lui jusque là. Crystal Rain est un premier roman, et je pense que ça se ressent lourdement. Je me demande aussi dans quelle mesure il n’est pas plus efficace dans la forme courte (nouvelle ou novella) que dans la longue. Il ne serait pas le seul ou le premier dans ce cas.

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