Jubilee – Karl Schroeder

Roméo et Juliette dans l’espace

jubilee_schroederJubilee est une nouvelle écrite par Karl Schroeder, auteur canadien plutôt prolifique mais peu traduit en France (seuls Ventus et Permanence l’ont été). Ce texte court se déroule dans le même univers que son roman stand-alone Lockstep (qui sera critiqué sur ce blog… un jour), mais il peut se lire de façon indépendante.

La singularité de ce contexte tient au fait que la société de la planète extrasolaire lointaine où se déroule l’action est divisée en deux populations différentes : une, les realtimers, vit une vie normale, tandis que les Locksteppers (les synchronisés, disons) sont en stase et ne se réveillent que pour un mois tous les trente ans. Du moins, c’est la moyenne. Mais que se passe-t-il quand deux installations abritant des gens en stase se détestent tellement qu’elles se désynchronisent exprès, que lors d’une des rares conjonctions où leurs habitants sont éveillés en même temps une jeune femme de l’une tombe amoureuse d’un adolescent de l’autre, et qu’ils commencent à s’échanger des lettres lors de leurs périodes de réveil postérieures successives ? Et que la société des Realtimers commence à changer en fonction de cet échange épistolaire hors du commun et de cet amour qui transcende les siècles ? 

Contexte, personnages, intrigue

D’après ce que j’ai compris, il n’y a pas de propulseur supra-luminique dans cet univers. Si vous voulez avoir une civilisation et un commerce interstellaire viables (il y a tout de même 70 000 planètes colonisées !), une seule solution : mettre (au moins une partie de) la population en stase dans des installations appelées Locksteps, et les réveiller toutes en même temps, de façon synchronisée (d’où le nom en anglais). Et c’est la même chose pour les vaisseaux interstellaires : le gouffre de distance et surtout de temps de voyage entre deux systèmes colonisés est toujours là, mais un passager s’embarquant pour aller de l’un à l’autre ne le ressentira pas. Les technologies de stase étant très discrètes (elle sont facilement dissimulables sous un lit), on s’endort normalement un soir, et le lendemain matin (dans son temps propre), on est arrivé dans un autre système solaire ou bien on est prêt à vivre un mois de commerce sur le monde où on vit.

Sur la planète (jamais nommée) où se déroule l’action, deux des nombreux Locksteps présents sont si mutuellement hostiles qu’ils ont volontairement décalé le rythme auquel leurs résidents s’éveillent : le premier a une fréquence de 360 mois de sommeil pour un d’éveil, le second de 372 pour un. Mais même hors de phase à ce point, tous les 960 ans, ils sont ouverts et leurs habitants éveillés tous les deux en même temps. On appelle ce phénomène un Jubilé. La dernière fois qu’il a eu lieu, Margaret Pierce, une adolescente du Lockstep 360, et Chinen de Conestoga, du 372, sont tombés amoureux. A la suite de cela, chaque fois qu’un des deux est éveillé, il écrit une lettre à l’autre, qu’il recevra et lira lorsqu’il s’éveillera à son tour. Et ainsi de suite sur le dernier millénaire. Au moment où commence l’action, Chinen est sur le point de s’éveiller pour un mois. Lui et sa dulcinée sont en stase depuis 6000 ans objectifs et ont un âge (en temps propre) de 16 ans.

Le point capital est que pour que les lettres de l’une parviennent à l’autre, et inversement, tout un système a dû être mis en place (les Realtimers vivent apparemment avec une technologie bien plus primitive que celle des forteresses-Locksteps). Quelqu’un doit garder la lettre intacte et la remettre à sa ou son destinataire une trentaine d’années plus tard. Et il se trouve que les lettres ont été lues par ceux qui devaient en assurer la livraison (c’est une sécurité : si une lettre est perdue, son contenu ne l’est pas avec elle. Seule la teneur de la lettre 13 de Margaret reste inconnue), et que devant leur contenu, une Société s’est créée : elle utilise l’Histoire (avec un grand « H ») racontée par l’Auteur (Chinen) et l’Auteure (Margaret) pour inciter les gens ordinaires à croire en un amour qui l’est autant. Pas de grande tragédie, de héros ou autres grands personnages, ici : juste une jeune fille banale qui aime un adolescent qui l’est tout autant. Et dans la Société, la fonction de Courrier est capitale : il reçoit un salaire, puis une pension, à vie, est responsable de la livraison de la lettre, et bénéficie d’un grand prestige.

Avec le temps, la romance épistolaire de nos deux tourtereaux a pris une énorme importance culturelle dans la société des realtimers : chaque lettre a été discutée, analysée pendant des siècles par des légions de philosophes, érudits et autres commentateurs, et certains se sont même fendus d’un volume de conseils sur la façon de répondre ou pour lever les doutes sur l’engagement de l’un envers l’autre. Les deux Auteurs ont pris une aura mythique, et la livraison de chaque lettre celle d’un événement historique. Et quand une famille est déchue de ce privilège après des siècles de bons et loyaux services, c’est le déshonneur, et une inimitié tenace se crée avec les heureux nouveaux titulaires de la charge.

La nouvelle commence alors que le Courrier en exercice, Lauren, et Malak, 17 ans et futur titulaire de la charge, assistent à l’ouverture du Lockstep 372, s’apprêtant à livrer la précieuse dernière lettre en date de Margaret à Chinen. Mais un événement fâcheux se produit : le père du jeune homme la déchire en mille morceaux, étant farouchement opposé à cette relation avec une fille du Lockstep 360 honni. Dès lors, c’est la panique à bord : certes, il était prévu que l’Histoire des deux amoureux prenne fin dans une soixantaine d’années, lors du prochain Jubilé (ouverture simultanée de leurs deux Locksteps, le moment où leur séparation, qui a duré, dans leur référentiel, deux ans, prendra fin), et tout naturellement, la Société et la fonction de Courrier auraient disparu à ce moment là. Mais personne n’avait prévu que cela arrive aussi tôt ! Et les conséquences de ces événements vont aller bien plus loin qu’on aurait pu le penser !

Analyse *

* I believe in a thing called love, The Darkness, 2003.

Première remarque : l’avantage, en général, avec les nouvelles, est que l’univers dont elles parlent est vite mis en place, et facile à comprendre, tout simplement à cause du fait que l’auteur n’a pas trente-six millions de pages pour ce faire et doit donc aller vite et être efficace. Eh bien ici, on met un moment pour démêler les choses, et au début, pour tout dire, on ne comprend vraiment pas tout. Alors je vous rassure, les explications arrivent peu après et sont limpides, mais disons que l’impression est inhabituelle et bizarre pour une nouvelle d’une grosse trentaine de pages.

Ce petit défaut étant mentionné (et je m’empresse de le préciser, tout à fait mineur), on peut cependant dire une chose de la suite : elle est grandiose. Dans la beauté des thématiques et du traitement de l’intrigue (même si ce n’est, après tout, qu’un Roméo et Juliette épistolaire dans l’espaaaaaace), la sensibilité de l’écriture de l’auteur et l’immersion créée (je dois dire que quand le père de Chinen déchire la lettre, ça fait quelque chose !), l’habileté avec lequel le worldbuilding a servi à permettre à l’histoire de se dérouler, et dans une fin à laquelle vous ne vous attendrez pas forcément (même si, d’un autre côté, c’est à se demander comment une certaine personne n’a pas eu une certaine idée des lustres avant). Mais disons que l’amour désintéressé vaincra le plus vil des matérialismes !

Vous l’aurez deviné, j’ai beaucoup aimé ce texte, pour son histoire en elle-même, bien sûr, mais aussi pour son worldbuilding fascinant. Ce qui fait que je suis curieux de lire le roman Lockstep, qui explique comment le système de stases synchronisées a été mis en place dans tout l’espace humain, par qui et pourquoi, si j’ai bien tout saisi. Quoi qu’il en soit, si vous n’êtes pas allergique à une bonne vieille histoire d’amour dans un contexte spatial (et s’étendant sur mille ans !), je ne saurais trop vous conseiller la lecture de cette nouvelle, vous ne le regretterez pas (et puis ça me change un peu de ma SF militaire, ça ne me fait pas de mal  😀 ). Ce n’est certes pas la romance de Siri et de Merin (si vous ne connaissez pas, lisez Hypérion d’urgence, c’est un ordre !), mais ça n’en est finalement pas si loin que ça (que ce soit sur le fond ou la forme : dans les deux cas, les deux amoureux sont désynchronisés dans le temps, bien que de façons différentes dans chacun des textes concernés).

Niveau d’anglais : pas de difficulté particulière.

Probabilité de traduction : pas impossible.

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10 réflexions sur “Jubilee – Karl Schroeder

  1. Intéressant…
    Sur un thème similaire, ça me fait penser à un détail du roman Schild’s Ladder de Greg Egan : lorsque s’absente un des habitants de la planète d’origine de l’un des protagonistes, tous les autres habitants entrent en stase et attendent le retour du voyageur pour reprendre le fil de leur vie (et ça peut durer longtemps, vu qu’il n’y a pas de voyages supraluminiques). Ainsi, le voyageur revient sans perdre contact avec sa famille et ses proches.

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    • C’est le même principe, mais étendu à 70 000 planètes, plus les vaisseaux, les stations spatiales, les bases-astéroïdes, etc, si j’ai bien tout saisi. C’est beaucoup plus développé dans le roman Lockstep, qui se déroule dans le même univers, notamment parce que c’est vu par les yeux d’un jeune homme qui est entré en stase avant la mise en place généralisée du système et qui a 14000 ans d’histoire à rattraper.

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  2. Lockstep est dans ma PAL depuis un moment !
    J’avais déjà lu un autre roman de l’auteur (Sun of Suns), qui arrivait à être à la fois très original dans le monde imaginé et très classique pourtant dans ses personnages et son histoire.
    Je donnerais peut être sa chance à ce texte court un jour (sans doute après Lockstep).

    Aimé par 1 personne

    • J’ai lu Permanence (que, pour ma part, j’avais bien aimé, notamment pour l’importance donnée aux Naines brunes), et il faut absolument que je lise Ventus un de ces jours. J’ai prévu Lockstep en février 2019, donc je pense que tu le liras bien avant moi. J’attends donc ton avis avec impatience !

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