The Tea master and the detective – Aliette de Bodard

Cette novella est la preuve qu’on peut mêler thé et vaisseaux spatiaux sans faire sombrer son lecteur dans le sommeil !

tea_masterAliette de Bodard est une autrice française ayant comme particularité d’écrire… en anglais. Se décrivant elle-même comme la reine des anglicismes et ayant plus l’impression de réécrire ses propres textes que de les retranscrire dans la langue de Molière (voir l’interview accordée au camarade Xapur), elle fait traduire ses nouvelles ou romans par quelqu’un d’autre lorsqu’une sortie en français est souhaitée.

La novella dont je vais vous parler aujourd’hui fait partie d’un énorme cycle de textes courts (26 nouvelles, si mon compte est bon, plus deux autres novellas) appelé Xuya, un (New) Space Opera qui, contrairement à tous les autres ou quasiment (je vais y revenir -un peu-) ne prend pas pour modèle la civilisation occidentale moderne ou la Rome antique mais plutôt la Chine impériale et le Viêt Nam (les racines de l’auteure, par sa mère).  Vous devez vous demander si The tea master and the detective est lisible sans rien connaître de cet univers, et la réponse est oui. Et ce d’autant plus que vous vous apercevrez rapidement qu’en fait, vous connaissez déjà les bases de l’intrigue, car cette novella est tout simplement une transposition (avec certains twists, évidemment) d’une enquête de Sherlock Holmes et du Dr Watson dans un lointain futur et un cadre asiatique ! 

Univers

Il est très simple à résumer : c’est un empire interstellaire de claire inspiration chinoise et vietnamienne (c’est complètement visible au niveau des noms, des loisirs, de l’esthétique, de la structure sociale, de la rigide hiérarchie, etc). On se déplace entre les étoiles en voyageant plus vite que la lumière via les Deep Spaces (au pluriel), des couches d’irréalité où le temps et l’espace se comportent de façon différente (plus on s’enfonce dans leurs profondeurs, plus le premier s’étire en une éternité sans signification et plus le second a tendance à se replier sur lui-même), ce qui pose des problèmes aux humains qui restent éveillés pendant le voyage à cause des modifications de leur chimie cérébrale induites : être trop exposé à l’Irréalité, sans un vaisseau qui compense les déformations de l’espace-temps ou sans une combinaison de protection spéciale, c’est aller droit vers la mort ou la folie. Pour éviter cela, il existe des brewers of serenity (« brasseurs de sérénité »), des pharmacologues qui préparent des thés spéciaux enrichis en certaines molécules naturelles et spécialement calibrés pour la chimie cérébrale d’une personne. Ou comment mélanger la pharmacologie traditionnelle, le thé si important dans les sociétés asiatiques et la technologie moderne.

Chaque personne peut être dotée d’implants de communication cybernétiques et transporter de petits robots, qui s’accrochent à ses vêtements, ses épaules ou ses cheveux. Ils peuvent par exemple servir à injecter des drogues en cas de besoin.

Les vaisseaux n’ont pas d’IA : ce sont des êtres conçus génétiquement par des « alchimistes » (comprenez : scientifiques), qui grandissent dans l’utérus d’une mère porteuse humaine, ont une enfance, puis sont greffés au cœur de l’astronef, et jouent le rôle de système de contrôle intelligent-conscient. Le shipmind devient l’âme du mindship. Leur espérance de vie est très supérieure à la normale, ce qui fait que dans les familles au cœur desquelles ils sont censés être, ils jouent le rôle de la tante ou de la grand-mère âgée et pleine de sagesse à qui l’on vient demander conseil.

Base de l’intrigue

The shadow’s child (L’enfant de l’ombre) est un mindship, dont le shipmind est de sexe féminin (j’ai eu un doute au début, parce qu’en anglais, on parle de tous les navires et vaisseaux au féminin. Cependant, comme on croise d’autres astronefs intelligents dans le récit, et qu’on parle de la plupart au masculin, celui-ci est donc incontestablement une femme). C’est un brewer of serenity de faible rang, vivant dans la Scattered Pearls Belt. C’est aussi un des shipminds les plus anciens du secteur, l’âme d’un ex-transport de troupes désormais démilitarisé et sujet (bien qu’il s’en défende farouchement) à un stress post-traumatique. En effet, il y a quelques années, pendant la Révolte des dix mille bannières, tout son équipage est mort et, endommagé, il a longtemps dérivé loin dans les Deep Spaces (où il y a un différentiel temporel avec l’espace-temps normal : un quart d’heure de temps réel dans les profondeurs peut représenter une durée subjective immensément plus longue -un peu comme dans Inception-). Depuis, il est incapable de retourner loin ou longtemps dans ces royaumes extra-dimensionnels.

Il reçoit la visite de Long Chau (ce qui signifie « Perle de dragon »), une femme qui lui demande à la fois de concevoir un thé de la sérénité lui permettant de penser clairement dans les Deep Spaces et de la conduire dans les couches superficielles de ces derniers. Elle veut écrire un traité sur la décomposition des cadavres dans cet environnement exotique, et a besoin du vaisseau pour la conduire vers une épave et prendre un corps à étudier. Tirant financièrement le diable par la queue (ce qui nous permet de voir que les sociétés post-pénurie à la Banks / Roddenberry sont bien loin, tout comme leurs utopies d’ailleurs : dans ce contexte, l’esclavage et le concubinage forcé existent), The shadow’s child (on va l’appeler SC, c’est plus simple) accepte. Sauf qu’après avoir mené à bien l’opération, Long Chau s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’un accident, mais que le corps de femme retrouvé a été délibérément exposé aux Deep Spaces. Et comme son métier est consulting detective, qu’elle est persuadée d’être plus intelligente que les Magistrats et que de toute façon, les tribunaux sont débordés et en sous-effectifs, elle va mener elle-même l’enquête, assistée de SC. Qui, en étudiant le passé de sa camarade, va s’apercevoir qu’il est plus que trouble…

Inspirations et ressemblances

Bon, même sans lire mon introduction, la postface de l’autrice ou quoi que ce soit, il est difficile de ne pas voir que ces deux personnages sont une transposition de Holmes et Watson dans un contexte spatial, futuriste et asiatique. C’est simple, tout concorde : Watson était médecin militaire et joint à peine les deux bouts financièrement une fois revenu à la vie civile, SC était un vaisseau militaire, est plus ou moins herboriste-pharmacologue et vit chichement aujourd’hui. L’action est vue par les yeux de Watson chez Arthur Conan Doyle, elle est vue par ceux de SC chez Aliette de Bodard. Watson est l’élément humain, chaleureux, empathique du duo, et fait contrepoids à la froideur analytique de Holmes : c’est la même chose ici. Holmes est décrit comme totalement déconnecté des cercles sociaux, et De Bodard précise que les recherches de SC lui montrent que Long Chau ne fréquente aucune activité normale, que ce soit les clubs de poésie ou les maisons de thé. Et surtout, Long Chau se présente elle-même comme Consulting Detective (et pas Private detective), exactement les termes utilisés par Holmes !

Si les ressemblances sont évidentes, les twists le sont aussi : au lieu de deux hommes, nous avons ici affaire à deux femmes ; au lieu de deux humains, à l’un d’entre eux et un vaisseau cyborg ; au lieu de deux britanniques, à deux sino-vietnamiens ; Au lieu de deux personnes des ères Victorienne ou Edwardienne, à deux citoyens d’un lointain futur technologique et interstellaire. Et c’est d’ailleurs tout ce qui fait l’intérêt de cette allégorie, même si elle n’est pas à proprement parler totalement originale : un pseudo-duo Holmes / Watson asiatique dans un contexte SFFF est du déjà vu. Qu’on se rappelle en effet les aventures de Maître Li et Bœuf Numéro Dix chez Barry Hughart (bien que le ton soit complètement différent). De même, un contexte asiatique du futur n’est pas non plus tout à fait du jamais-vu : citons Jy Yang (et sa splendide Science-Fantasy Waiting on a bright moon) ou encore David Wingrove avec le cycle Zhongguo.

Le fait de greffer des êtres humains à l’aide de connexions cybernétiques au cœur d’un vaisseau afin qu’ils servent de système de contrôle intelligent-conscient rappelle évidemment Helva dans Le vaisseau qui chantait d’Anne McCaffrey, à ceci près qu’il ne s’agit pas ici d’enfants nés handicapés mais spécifiquement conçus pour ce rôle. Et bien sûr, les noms des Mindships ne peuvent que rappeler le très regretté Iain M. Banks : Sharpening steel into needles, Pomegranates buried in sand, Three (sic) in the peach gardens, etc.

Au passage, ça s’est un peu perdu aujourd’hui, mais le fait que l’Hyperespace ou assimilé (ici les Deep Spaces) puisse provoquer mort / folie / inconfort chez les humains était jadis répandu : un exemple spectaculaire en a d’ailleurs été donné dans le recueil Brume de Stephen King, dans la nouvelle L’excursion (même si c’est plutôt présenté comme une histoire de téléportation, le milieu employé est probablement le même). De même, la stratification en différentes couches du ou des hyperespaces est fréquente, tout comme le danger de s’éloigner des strates superficielles ou de l’espace réel / de ses balises en général (cf Babylon 5).

Et enfin, bien entendu, parlons de la ressemblance à laquelle certains d’entre vous auront forcément pensé en lisant « thé » et « vaisseaux spatiaux » : est-ce que ça ressemble à l’épouvantable trilogie de l’Ancillaire d’Ann Leckie ? La réponse est non. Oui, le contexte est futuriste, asiatique, oui le thé et sa consommation ont une certaine importance (sociale, mais pas que) dans le récit (notez d’ailleurs que vu l’omniprésence de la réalité augmentée, même les avatars des shipminds peuvent en consommer, sous forme de données sensorielles !). Mais non, vous n’avez pas tendance à somnoler en le lisant : tout est dit !

Mon avis

Au-delà de l’exotisme de l’univers et de l’allégorie de Holmes et Watson, que vaut ce texte « en lui-même » ? Eh bien je dirais que si l’intrigue est assez moyenne (sans être mauvaise), en revanche la caractérisation et l’histoire des personnages ainsi que la dynamique de leur relation sont très intéressantes. De plus, cette novella est une excellente porte d’entrée dans l’univers / cycle Xuya, même pour celui qui n’y connaît rien du tout, et donne envie, déjà, de découvrir ses deux autres textes au format long, On a red station drifting et The citadel of weaping pearls (sans parler de la légion de nouvelles existantes). Alors certes, on peut s’interroger sur une aussi stricte transposition de structures chinoises pré-communistes / pré-modernes dans un contexte futuriste, et sur son réalisme. On peut aussi constater que les concepts d’inspiration non-occidentale sont presque aussi rares en Space Opera qu’en Fantasy, et se réjouir quand on vous propose un peu d’exotisme. Ce qui est mon cas.

Au final, si on met bout à bout l’univers qui sort des sentiers battus, l’allégorie futuriste, asiatique et féminine de Holmes / Watson et l’intrigue, on se retrouve devant un roman court parfaitement recommandable pour qui cherche un peu de dépaysement et d’exotisme dans un sous-genre, le (New) Space Opera, connu pour être très balisé à ce niveau.

Niveau d’anglais : pas de difficulté particulière.

Probabilité de traduction : plutôt faible.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman court, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de FeydRautha sur L’épaule d’Orion, celle de Lutin sur Albédo, de Blackwolf sur Blog-o-livre,

Retrouvez les critiques d’autres textes s’inscrivant dans l’univers de Xuya sur Le culte d’Apophis : The citadel of weeping pearls,

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31 réflexions sur “The Tea master and the detective – Aliette de Bodard

  1. Je ne me suis pas jeté comme un affamé sur ce texte lors de sa sortie car j’ai un peu de mal avec le style d’Aliette de Bodard que je trouve souvent brouillon. Il m’arrive de ne pas comprendre ses phrases ni où elle veut en venir. C’est malgré tout une auteure qui me semble intéressante et je suis enclin à retenter sa lecture. Tu n’as pas abordé la question du style dans ta chronique. Rien de particulier à en dire ?

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  2. Aliette de Bodar avait ceci à dire il y a deux jours sur twitter au sujet de cet univers :
    « yes, I have a galactic space empire inspired by Vietnamese culture. It’s not a transposed version of, say, Vietnam in the 15th Century Lê dynasty: there have been *major* social and cultural evolutions.
    I realise the setting and culture aren’t as familiar to readers as the Roman Empire, but having scholars, ancestor worships and dynastic families don’t actually make up the whole of medieval Vietnamese society (using « medieval » in a v loose sense). And having ancestor worship and an extant empire as a political system in the future isn’t more or less likely than having Western ideas of living imposed everywhere (just as a reminder: the UK still has a monarchy, and today’s Vietnam doesn’t) »

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      • Je trouvais intéressant d’ajouter cela ici puisque tu louais justement l’intérêt de cet univers. De plus, je suis tout à fait d’accord avec elle. Il n’y a aucune raison pour que l’avenir soit d’inspiration occidentale. Vraiment aucune, au contraire même.

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        • Surtout lorsqu’on constate que pour ce qui est de l’exploration / exploitation humaine de l’espace et de ses ressources, la seule nation dynamique actuellement (en plus des sociétés privées, évidemment) est la Chine.

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      • Je ne sais pas si tu fais allusion à ma remarque 😉 juste pour préciser que c’est le mélange qui ne m’attire pas plus que ça, mais je ne doute pas que ça plaise à la lecture. Le fait de mettre en scène d’autres cultures que l’anglosaxonne habituelle est même plutôt une bonne idée.

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  5. Je viens de l’achever et je me suis régalée. J’ai également eu un doute sur le sexe de The Shadow, car comme toi, je sais que les bâtiments en anglais sont féminins. 🙂
    ET cette personnalité une sorte d’hybride finalement entre l’humain et l’IA, a fait mon bonheur. Merci beaucoup pour cette découverte. 🙂
    Je vais lire la suite.

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  6. J’aurais plutôt traduit SC par « L’enfant de l’ombre », mais c’est un détail…
    Cet univers est enthousiasmant et il est dommage qu’elle ait peu de chance d’être traduite…
    (Au fait, je collectionne aussi les couteaux…)

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    • De façon isolée, les chances sont faibles. Maintenant, vu qu’il y a des dizaines de textes disponibles s’inscrivant dans ce contexte, un recueil n’est pas à exclure. Surtout si son cycle Dominion of the fallen, actuellement en cours de traduction, marche bien.
      (couteaux ? copain !).

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