Le modèle de Pickman – H.P. Lovecraft / L’autre modèle de Pickman – Caitlin R. Kiernan

Dunwich, Innsmouth, Boston, Hollywood, c’est le même destin !

ghoul_LovecraftC’est désormais presque une tradition, pas un mois sans parler d’une nouvelle signée Caitlin R. Kiernan sur ce blog. Et pas un mois non plus sans composer pas à pas ma petite anthologie Apophienne idéale du meilleur de ce que les Lovecrafteries du XXIe siècle ont à nous offrir. Dans ce registre, L’autre modèle de Pickman signé par l’autrice est un représentant de choix, tant il revient avec régularité dans différentes anthologies, qu’elles soient françaises ou anglo-saxonnes (vous trouverez une liste de liens en fin de critique). Comme son nom l’indique, ce texte est basé sur un de ceux du maître, Le modèle de Pickman, ce qui fait que je vous en propose également la critique, « en tandem » pourrait-on dire. Comme avec beaucoup de Lovecrafteries modernes, la nouvelle de Kiernan met en exergue ce qui était laissé dans l’ombre, voire complètement passé sous silence, chez H.P.L (les femmes, l’homosexualité, le sexe et la pornographie), tout en répondant, pour une certaine catégorie de créatures, aux mêmes questions posées dans Le cauchemar d’Innsmouth, par exemple. 

Le modèle de Pickman – H.P. Lovecraft

William Turber fait à Eliot Blackman, un autre artiste membre du Boston Art Club, le récit de sa visite de l’atelier secret de Richard Upton Pickman. Turber considère ce dernier comme le plus grand peintre de l’histoire de la ville en matière d’art morbide. Le peu de toiles qu’il ait dévoilé dans le cadre du Club a créé un puissant sentiment de malaise, car sa paradoxale représentation profondément réaliste de monstres fantasmagoriques est viscéralement dérangeante. Lorsque Pickman convainc Turber de visiter la maison ancienne qu’il loue sous un nom d’emprunt et dans laquelle il peint, l’ancien combattant de la Première Guerre Mondiale, pourtant homme endurci, manque défaillir lorsqu’il voit les autres œuvres de Pickman, dont celles présentées publiquement n’étaient qu’un pâle reflet, presque édulcoré. A la faveur d’un incident, il comprendra alors d’où vient le côté terriblement vivant, réaliste, de ces représentations d’êtres impossibles. Mais le sont-ils vraiment ?

Si le texte de Lovecraft est prévisible, surtout pour celui qui aurait lu La quête onirique de Kadath l’inconnue avant (et qui sait donc ce que Pickman est devenu), il n’en reste pas moins intéressant sur le plan des techniques littéraires utilisées, inhabituelles, pour certaines, chez l’auteur : le récit est fait par Turber, à la première personne du singulier, et si les questions posées par Eliot ne sont jamais écrites par Lovecraft, Turber y répond pourtant dans son monologue (sa voix est la seule qui est écrite dans le récit, avec celle de Pickman qui, lui aussi, fait un monologue lors d’un long passage : il n’y a aucun dialogue explicitement rédigé par Lovecraft dans tout ce texte). Et bien entendu, l’interlocuteur du narrateur sert à poser les questions que le lecteur doit forcément se poser lui-même.

Notez que cette nouvelle présente certaines ressemblances, dans son environnement, avec celui décrit dans L’horreur de Red Hook, à la seule différence que l’action se situe à Boston et pas à Brooklyn. On retrouve toutefois un quartier défavorisé, où les immigrés sont très nombreux, et parcouru de tunnels. L’expression du racisme de Lovecraft est toutefois moins explicite ici (elle n’apparaît vraiment que dans une phrase).

Pour l’anecdote, l’auteur compare Pickman à d’autres artistes, afin d’en donner la mesure, dont un certain… Clark Ashton Smith !

L’autre modèle de Pickman (1929) – Caitlin R. Kiernan

L’action se déroule deux ans après la fin du texte de Lovecraft, et en reprend le mode de narration. Sauf que cette fois, c’est Eliot Blackman qui nous fait le récit des événements. Pickman a disparu, et est présumé mort, bien que son corps n’ait jamais été retrouvé. Turber, qui ne s’est jamais remis de la révélation finale de la nouvelle de Lovecraft mais a cependant développé une véritable obsession pour tout ce qui concerne Pickman, a quitté Boston pour s’installer à Providence. Il vient de se suicider, et Eliot est chargé par la sœur du défunt de trier ses papiers. Il y découvre deux esquisses de nu féminin signées Pickman (ce qui tranche radicalement avec son style habituel), ainsi que des magazines et des coupures de journaux collectées par Turber. Tous ces documents sont consacrés à une starlette déchue d’Hollywood (elle a été mêlée à une sombre histoire d’orgie et de meurtre, peut-être un sacrifice humain lors d’un Sabbat), Vera Endecott, qui est d’évidence le (superbe) modèle représenté sur les nus de Pickman. En enquêtant sur elle, Eliot découvrira une ascendance trouble, un film pornographique, puis pour finir un terrible secret, ayant encore plus d’impact que celui du texte de Lovecraft. La fin proprement dite est cependant assez décevante, car elle n’est qu’un résumé de ce que le narrateur et le lecteur ont compris dans le cours du texte et car elle laisse ce dernier un peu dubitatif en ce qui concerne la signification du terme « Apostat » dans ce contexte.

Dans cette nouvelle, Kiernan garde la narration à la première personne, mais propose cette fois de vrais dialogues. Elle utilise aussi la technique du narrateur non-fiable fréquente en Fantastique.

Ce qu’il faut retenir est que l’auteure évoque à divers degrés des choses qui ne le sont soit jamais, soit pas directement ou pas au premier plan chez Lovecraft lui-même : Kiernan met une femme au centre de son intrigue (même si le narrateur est masculin), ainsi que le sexe et la masturbation (il y a même une scène explicitement pornographique, ce qui est absolument inconcevable chez le gentleman de Providence) et, dans une certaine mesure, l’homosexualité et la bisexualité. Car si les relations interdites et la reproduction sont au cœur de certains des textes les plus fameux du Maître, en revanche les actes impies impliqués ne sont jamais montrés, et souvent à peine suggérés. Chez Kiernan, les choses sont nettement plus explicites. Notez aussi que via deux phrases, l’auteure interroge également indirectement l’antisémitisme de Lovecraft.

Bref, de mon point de vue, Kiernan offre, encore une fois, une bonne suite à une nouvelle signée Lovecraft, même si L’autre modèle de Pickman n’atteint pas, à mon sens, la qualité de Agents of Dreamland.

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11 réflexions sur “Le modèle de Pickman – H.P. Lovecraft / L’autre modèle de Pickman – Caitlin R. Kiernan

    • En général, j’ai un vif souvenir des textes de Lovecraft, même trente ans après. Mais là, j’avoue que c’était plus nébuleux. J’ai donc relu Le modèle de Pickman, et de toute façon, vu que le texte de Kiernan est assez indissociable de celui du Maître, il m’a paru intéressant de critiquer les deux en tandem. Ça permet aussi à ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de lire du tout la nouvelle d’HPL d’avoir tous les éléments pour décider si c’est une lecture qui peut les intéresser ou pas.

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    • Non (j’ai la nouvelle de Kiernan en VO, pour ma part), mais c’est la traduction du premier Black Wings of Cthulhu, antho constituée par S.T. Joshi, donc c’est plus que correct. Même si je trouve que de toutes les anthologies de New Weird récentes, New Cthulhu : The recent weird (en anglais seulement, à ma connaissance) est une des meilleures : il y a tout de même des textes de Gaiman et Mieville, plus (entre autres) A colder war de Charles Stross, L’autre modèle de Pickman de Kiernan et Shoggoths in bloom d’Elizabeth Bear, excusez du peu ! C’est plus celle-là que je vais lire petit à petit plutôt que celle parue en français chez Bragelonne où, à part Kiernan et Stableford, ça manque un peu de noms prestigieux et de textes de premier plan à mon goût.

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