Les chroniques de Méduse – Stephen Baxter / Alastair Reynolds

Gestion des problèmes de voisinage via l’ingénierie planétaire et stellaire, mode d’emploi

chroniques_meduseDepuis une vingtaine d’années, Stephen Baxter, un des maîtres de la Hard SF (genre de prédilection de ce blog), s’est lancé le défi de donner une suite à quelques textes majeurs de la Science-Fiction, dont La machine à explorer le temps et La guerre des mondes de H.G. Wells. Il était donc logique qu’Alastair Reynolds, autre pape de ce sous-genre qui a eu envie de rayer le mot « fin » en conclusion de la nouvelle Face-à-face avec Méduse d’Arthur C. Clarke, fasse appel à Baxter pour écrire ce qui se passait ensuite à quatre mains (et ce d’autant plus que Baxter avait co-écrit plusieurs livres avec le Maître -non, pas Federer-).

Les chroniques de Méduse sont donc le fruit de cette excitante collaboration. Si la lecture préalable de la nouvelle de Clarke n’est pas strictement indispensable, elle est en revanche utile pour mieux saisir certaines allusions. Attention toutefois : ne lisez ni la quatrième de couverture, ni ma critique si vous n’avez pas encore eu l’occasion de lire la nouvelle ET que vous avez l’intention de le faire. Si vous n’avez pas l’intention de lire le texte de Clarke, en revanche, la quatrième et ma recension peuvent être lues sans danger de vous spoiler. 

(auto-)Influences et ressemblances

Vous vous en doutez, avec, quelque part, trois auteurs (je compte Clarke dans l’équipe, d’une certaine manière), le mélange pouvait avoir une drôle de saveur. Heureusement, comme nous l’avons vu, Baxter commence à avoir du métier dans l’exercice, et comme pour Les vaisseaux du temps par exemple, il a su proposer un alliage assez miraculeux de son ton et de ses thèmes avec ceux de Clarke. C’est exactement comme pour une reprise musicale : celles qui sont réussies ne proposent ni un copier-coller sans âme de l’original (ce qui n’a aucun intérêt), ni quelque chose de si radicalement différent que le terme de trahison soit préférable à celui d’hommage. Bref, au moins à la base, Baxter joue la partition de Clarke, mais avec sa propre touche. Tout se complique, cependant, lorsqu’un second musicien, Reynolds, vient ajouter sa propre ligne mélodique. Pour ma part, je connais plutôt bien ces deux maîtres de la Hard SF, assez pour dire qui a ajouté tel ou tel élément. Et si Baxter et Clarke se marient à merveille, c’est un peu moins le cas avec Reynolds, sans que ça nuise radicalement à la qualité de l’ensemble cependant.

Rendons-donc à  César ce qui lui appartient : si l’intrigue et le personnage principal (ainsi que la fameuse Méduse) sont dus à Clarke, l’aspect uchronique et la plongée dans les processus de la NASA rappellent l’excellent Voyage de Baxter, tout comme les formes de vie autocatalytiques viennent tout droit d’Exultant. La vaste échelle temporelle (sept siècles et demi) relève aussi bien de Baxter que de Reynolds, tandis que la relation humains – machines évoque le House of suns du second. Il y a des tas de clins d’œil, certains assez subtils, à Clarke et à plusieurs de ses romans, dont (entre autres) la base lunaire de Clavius, les vaisseaux de classe Discovery, l’astéroïde Icare qui évoque celui du Marteau de Dieu ou le fait que le robot Conseil (dont le nom rend hommage à Jules Vernes, pionnier de la SF, au passage) ait été conçu dans des laboratoires situés à Urbana, Illinois, comme un certain… HAL ! J’en profite d’ailleurs pour signaler que la fin a un très, très fort parfum de 2001 (tout comme la réponse du robot Conseil après qu’il ait sauvé la situation à la fin de la première partie ou la mention d’une « boucle de Hofstadter-Möbius » -cf HAL, une fois encore- concernant Orphée).

D’autres sources d’inspiration ou ressemblances peuvent cependant être captées par l’œil averti, de Iain Banks à… Kevin J. Anderson en passant par Pournelle et Niven, Neal Stephenson (le yacht porte-avions) ou David Brin (les Pans, singes ayant subi un processus d’élévation vers l’intelligence-conscience de niveau humain).

Univers, structure

La structure du roman est relativement complexe, puisqu’elle comprend six parties situées à différentes époques étalées sur sept siècles et demi, ainsi que des interludes situés en 1967 et 1968. Ces derniers introduisent une particularité à laquelle je ne m’attendais pas du tout : un aspect uchronique ressemblant fortement à une fusion de Voyage de Baxter et du Marteau de Dieu de Clarke. En 1967, alors que le programme Apollo est annulé, on détecte l’approche d’un astéroïde géocroiseur, Icare, qui, selon les calculs, percutera la Terre en juin 1968, annihilant toute vie. Johnson confie alors à Bobby Kennedy (RFK) la coordination d’un programme international devant dévier l’astéroïde à l’aide d’armes nucléaires. L’auteur évacue tout suspense, puisqu’il fait une prolepse en annonçant immédiatement que l’opération a été un succès (en même temps, vu que l’action démarre en 2099, on s’en doutait…). Il dévoile aussi que RFK devient Président en 68 et que son action de coopération internationale mènera, à terme, au Gouvernement Mondial dont on suit les différents avatars au cours du récit. Le premier alunissage n’a lieu, dans cette ligne temporelle, qu’en décembre 1971, et une expédition américano-soviétique atterrit sur Mars en 1986 (voui, la même année que dans Voyage). Notez que Baxter connaît bien son histoire de la conquête spatiale (c’est magistralement démontré dans le roman que je viens de citer), puisqu’il reprend le nom du chimpanzé Ham, le premier à être allé, dans notre histoire, dans l’espace (j’avais d’ailleurs vu un excellent et émouvant documentaire qui lui était consacré il y a quelques années).

Pour le reste, soit vous avez lu la nouvelle de Clarke et connaissez déjà l’univers, soit les deux auteurs vous résument les événements précédents de façon efficace (attention au spoiler de la chute de la nouvelle si vous n’avez pas lu cette dernière et souhaitez le faire, par contre). Disons que suite à un accident lié à son dirigeable géant en phase d’essais, Howard Falcon a été transformé en l’unique cyborg existant (les deux co-auteurs expliquent que cette technologie cybernétique expérimentale a été si vite dépassée par des techniques issues de la bio-ingénierie que Falcon est resté un cas unique), et qu’il a mis à profit ses capacités pour explorer les nuages de Jupiter, où il a découvert des formes de vie, dont une « Méduse » géante. Notez que le statut de cyborg de ce protagoniste a une vraie utilité dans l’intrigue : il permet de lui donner l’occasion d’être un grand témoin de l’Histoire des sept siècles et demi suivant la nouvelle de Clarke.

Intrigue, thématiques

Toute l’intrigue va suivre deux temporalités distinctes et trois axes thématiques : la première temporalité, ultra-majoritaire, part de 2099 et va, en six étapes (avec des ellipses de décennies, voire de siècles, à certaines occasions, typiques de certains romans de Baxter ET de Reynolds), jusqu’en 2850 ; la seconde va de 1967 à juin 1968 en six étapes également (fortes d’un petit chapitre servant d’interlude entre les parties principales à chaque fois). Les trois axes thématiques concernent l’exploration de Jupiter par Falcon (et sa relation avec les Méduses) / les relations entre humains et Machines (comprendre : IA) / l’évolution de la société humaine et de l’être humain (aspect Posthumaniste). L’influence de Baxter est prépondérante dans le premier, celle de Reynolds majoritaire dans les deux autres. Ces trois axes ont en commun d’être générateurs d’un Sense of wonder (sentiment d’émerveillement / épiphanie / vertige) assez colossal, que ce soit lors d’une plongée jusqu’au noyau de Jupiter ou lorsque certaines planètes sont démantelées pour servir de source de matières premières (je vais y revenir).

Je vais un peu m’étendre sur deux de ces axes : la relation humains-Machines est, dès le départ, marquée par le cynisme humain (cynisme qui s’étend aux supersinges : lorsque ces derniers sont atteints d’une dérive génétique atavique faisant disparaître leur intelligence de niveau humain, seuls ces derniers ont la technologie nécessaire pour la combattre, et ils s’en servent comme d’un moyen de pression pour maintenir ces êtres théoriquement dotés de droits juridiques dans le rang). On construit des robots industriels qu’on veut autonomes mais pas conscients, afin qu’ils puissent mener des opérations minières dans la lointaine ceinture de Kuiper sans supervision humaine et sans constituer une menace ou une concurrence pour notre espèce. Mais en même temps, lorsque, suite à un accident, deux de ces robots deviennent pleinement intelligents-conscients, on se sert de Falcon comme d’un émissaire (sa nature unique de Cyborg en fait un interlocuteur de choix, un pont entre l’homo sapiens et ses enfants artificiels) devant transmettre un code d’effacement et ramener l’esprit naissant aux ténèbres. Lorsque Falcon feint d’accomplir l’ordre mais laisse intacte la conscience machinique, il déclenche une séquence d’événements qui entraînera l’humanité et les IA dans une spirale infernale de guerre, de défiance et d’ultimatums, qui est le sujet de l’écrasante majorité du livre.

Un autre axe est l’évolution à la fois de la vie terrestre (les singes upliftés, donc, ainsi que Falcon et ses diverses mises à jour) vers la Transhumanité et surtout celle, dystopique, de la société humaine (comme quoi, hein, tout ce type de SF n’a pas forcément vocation a se situer dans le futur immédiat et à mettre en scène des adolescentes gravures de mode -mais « courageuses »-). Alors que les premières incarnations du Gouvernement mondial sont quasi-utopiques et dotées d’une charte devant protéger les droits des espèces non-humaines, plus l’intrigue évolue et plus l’appareil politique devient répressif, impitoyable (exploitant les Pans, les Méduses, voulant annihiler l’intelligence machinique) et, hum, « militariste » (^^). Jusqu’à la fin où les instances dirigeantes, formées par une dynastie qu’on suit en parallèle de Falcon depuis le début, sont devenues carrément psychopathes et malsaines. L’administration Springer-Soames se présente dans un premier temps comme une dictature bénéfique (« éclairée ») et nécessaire, mais elle fait en réalité usage d’une intense propagande, ainsi que d’arrestations pour simple différence d’opinion, pour des erreurs ou des contre-performances professionnelles, et bien entendu si on confesse la moindre sympathie pour les Machines. Mais bien vite, elle abandonne toute prétention à être autre chose qu’une Tyrannie absolue !

Au passage, les auteurs (ou plutôt, à mon avis, le seul Alastair Reynolds, vu que c’est carrément plus son style que celui de Baxter) donnent de vicieux coups de poignard, via des allégories, à la chasse à la baleine, à l’industrie pétrolière, au complexe militaro-industriel, ainsi bien entendu qu’à l’Armée elle-même. Ils ne donnent cependant pas tout à fait dans les absolus, puisqu’ils font clairement comprendre que les Machines sont presque aussi fautives que les hommes dans leur côté impitoyable et jusqu’au-boutiste. Et toujours, Falcon est utilisé comme un médiateur et un émissaire, alors qu’il est méprisé, voire haï, étant assimilé à une Machine plus qu’à un être humain handicapé et blessé. Par ce biais, ce sont les thématiques de l’intolérance et du racisme qui sont explorées.

Du pour et du contre

Niveau continuation de l’oeuvre de Clarke, rien à dire, certains passages (notamment toute la première partie) semblent même avoir été écrits par le Maître tant ils sonnent comme lui (et un peu vieillot, d’ailleurs). J’ai aussi cité les petits clins d’œil au reste de son oeuvre, en plus de la nouvelle elle-même : on a l’impression que tout le meta-univers Clarkien a été disséqué, puis refondu en un tout unique qui irait du Marteau de Dieu à 2001… mais dans le même contexte. Les interludes uchroniques à la Voyage s’insèrent relativement bien là-dedans, quoi que, à mon avis, ils n’étaient pas indispensables, un petit résumé sous forme d’info-dump éhonté aurait suffi (pour une fois, il y a presque trop de « show », le « tell » aurait été suffisant). Le Sense of wonder proposé (et tout particulièrement dans les quinze derniers %) est colossal, ce qui n’a finalement rien d’étonnant dans un alliage Clarke / Baxter / Reynolds. Démantèlement de planètes, moteurs assez gros pour déplacer des lunes, plongées dans les profondeurs de l’océan-atmosphère de Jupiter, usines et cités flottant dans les couches supérieures de cette dernière ou de Saturne, propulsion (asymptotique, sorte de projet Orion à micro-trous noirs) ou matériaux (matière protonique à trous noirs et monopoles magnétiques) avancés, maîtrise de la métrique de l’espace-temps, hydrogène métallique métastable, l’amateur de Hard SF va se régaler ! Et que dire de l’impressionnante histoire future du système solaire et de sa colonisation ainsi dessinée ?

Mais… il n’empêche que ce livre n’est pas parfait. Les ellipses temporelles sont assez perturbantes, surtout que les auteurs lancent des pistes de réflexion mais ne se donnent pas le temps de les développer de façon satisfaisante. Mais… je trouve que parfois, les diatribes de Reynolds viennent un peu parasiter un texte de Baxter plus pondéré. Mais… cette relation humains-Machines n’apporte finalement pas grand-chose de neuf, y compris par rapport à ce qui a pu être proposé par Reynolds lui-même, d’ailleurs. Mais… il aurait peut-être fallu plus se concentrer sur Jupiter qu’essayer de caser autant d’axes en même temps (plus les interludes uchroniques). Mais… il aurait peut-être fallu, pour une fois, faire plus long (notamment sur l’arc avec les Akènes). Mais… la fin est à la fois satisfaisante et laisse des questions en suspens (porte ouverte pour une suite ?).

Bref, à part sur la (longue) fin, il m’a manqué un petit quelque chose. Ça n’en fait pas du tout un mauvais livre, surtout si vous aimez la Hard SF et le Sense of wonder, mais en revanche je ne parlerai pas de chef-d’oeuvre, pour ma part.

En conclusion

Roman de Hard-SF écrit par deux des grands maîtres de ce sous-genre étendant l’univers d’une nouvelle écrite par un troisième (l’illustre Arthur C. Clarke en personne), Les Chroniques de Méduse allie science-fiction à fort Sense of wonder avec un aspect uchronique (mineur) à la Voyage de Stephen Baxter et une réflexion sur la tyrannie, l’oppression, les dérives du complexe militaro-industriel et des corporations, le racisme et l’intolérance, et la relation humains / IA. Il s’agit évidemment d’un livre intéressant, mais doté de petits défauts (notamment un Alastair Reynolds qui s’insinue parfois difficilement dans une harmonie Clarke – Baxter en tout point parfaite) qui font que je ne le qualifierai tout de même pas de chef-d’oeuvre. Pour autant, si vous êtes fan de Hard SF et souhaitez en prendre plein les yeux, il s’agit d’un achat parfaitement recommandable (on vous conseillera, dans l’idéal, de lire la nouvelle de Clarke sur laquelle ce texte est basé avant).

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce livre, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin sur Albédo,

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24 réflexions sur “Les chroniques de Méduse – Stephen Baxter / Alastair Reynolds

  1. Je me suis arrêtée à la fin de ton intro. Je suis en train de lire la nouvelle sur tes recommandation. J’en suis presque à la fin. Je reviendrai lire ta critique après. Même si j’hésite un peu car je compte lire le roman d’ici la fin du moi. Après Hamilton, en fait.
    J’ai quand même lu ta conclusion pour savoir j’allais perdre mon temps ou pas! 😉 je crois que je vais me régaler malgré le petit défaut avec Reynolds.

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      • J’en suis à la moitié, je l’ai mis de côté, c’est bien mais j’ai perdu la foi dans le genre. Et avec tout ce qui arrive cette année en Space-Op, je vais cibler mes lectures. Le prochain sera le tome 2 de Luna, j’avais adoré le premier. D’ici là j’espère finir The Expanse 😮

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    • Oui, je suis au courant. C’est une très bonne nouvelle… si l’opération est menée à bien. J’ai encore des doutes sur la capacité financière des éditions Leha à supporter le poids d’un éventuel échec des premiers tomes. Après tout, le cycle s’est déjà planté en France… deux fois. Ce sera à nous, blogueurs et critiques, à le soutenir en expliquant bien aux gens à quel point il est exceptionnel.

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