2010 – Odyssée deux – Arthur C. Clarke

Le Sense of wonder à son apogée

20102010 est la suite de 2001, L’odyssée de l’espace, et comme lui, il a fait l’objet d’un film (qui, là encore, présente certaines différences avec le roman sur lequel il est basé), cette fois réalisé par Peter Hyams (également aux commandes sur les excellents Capricorn one et Outland), qui, s’il n’atteint évidemment pas la perfection de celui de Kubrick, n’en est pas moins honorable en lui-même (sur un pur plan SF : par contre, il ajoute un sous-texte politique absent du livre et plutôt maladroit), avec des effets spéciaux pas dégueulasses pour l’époque (mais certains décors épouvantables) et un casting fort sympathique (Roy Scheider, Helen Mirren, John Lithgow). S’il n’atteint pas tout à fait le degré de poésie qui caractérisait son prédécesseur, ce roman arrive à égaler, voire même à dépasser, la quantité pourtant déjà prodigieuse de Sense of wonder et d’interrogations à portée philosophique que celui-ci distillait. Plus chaleureux (notamment au niveau des personnages -moins dans le film, cependant-), il donne aussi au lecteur de 2001 les clefs manquantes pour enfin tout comprendre (ou presque) sur les activités et les buts des bâtisseurs de Monolithes, le sort de Bowman et la cause de la psychose de qui vous savez (ceci est un dispositif anti-spoiler destiné à ceux qui n’ont pas encore lu 2001).

Bref, pour moi, il s’agit plus d’un diptyque que de deux romans « indépendants » faisant juste partie d’un même cycle. Et d’ailleurs, au sujet de ce dernier, je précise tout de suite que vous pouvez vous dispenser sans regret de lire 2061 et 3001, qui se baladent entre le « bof » et le carrément mauvais, et n’ont absolument pas la dimension, l’envergure, de leurs deux illustres prédécesseurs. 

Intrigue

(attention, si vous n’avez pas encore lu 2001, ce qui suit peut comporter quelques spoilers)

Le roman démarre en… 2010 (étonnant, non ?). Les USA préparent Discovery 2 pour aller enquêter en orbite autour de Jupiter, mais il ne sera pas prêt avant plusieurs années. Les Russes, eux, sont sur le point de lancer le Leonov, mais ils ne disposent ni de toutes les données nécessaires, ni de l’expertise technique pour réparer HAL. Lorsqu’on s’aperçoit que l’orbite de Discovery autour de Io s’avère moins stable que prévu (les particularités de la magnétosphère Jovienne…), un compromis est trouvé : trois astronautes américains accompagneront les cosmonautes soviétiques (je vous rappelle que ce roman a été écrit avant la chute du Mur) afin de sauver le vaisseau avant qu’il ne s’écrase sur le satellite, puis de comprendre ce qui est arrivé à Bowman, à HAL et ce qu’est le grand Monolithe. Le premier de ces élus est Walter Curnow, le tonitruant ingénieur qui a travaillé sur la deuxième mouture de l’astronef et connaît donc les plans et les systèmes de ce modèle comme sa poche ; le second est le Dr Chandra, le concepteur de HAL, qui est donc le mieux à même d’analyser ce qui lui est arrivé et de le réparer (si c’est possible) ; le troisième, enfin, est notre vieille connaissance Heywood Floyd en personne, qui s’en veut depuis toutes ces années d’avoir envoyé des gars bien à la mort dans le silence oppressant de l’espace.

Le livre se divise ensuite en trois parties : voyage aller, temps sur place, amorce du voyage de retour. L’ambiance de la première est assez différente de celle de 2001, puisque Clarke prend plus de temps pour décrire ses personnages (russes et américains) et établir des relations entre eux (signalons d’ailleurs qu’elles sont beaucoup plus chaleureuses dans le roman que dans le film). Il conte les petites histoires des uns ou des autres, les moments d’émotion, les amourettes, les blagues, les potins (le ton est ici souvent incomparablement plus léger que dans 2001, ce qui ne signifie cependant pas que 2010 ne réserve ni moments d’angoisse, ni de vertige). Cette partie aurait pu ronronner doucement si Clarke ne réservait pas une grosse surprise à la fois à ses personnages et ses lecteurs, puisqu’une autre nation va s’inviter, d’une façon totalement inattendue, dans cette course au trésor. Un arc qui, d’ailleurs, a été totalement gommé dans le long-métrage de Peter Hyams, qui l’a remplacé par une assez courte scène qui sert juste à faire de l’info-dump mais n’a pas un dixième de l’impact dramatique de celles associées à Tsien dans le bouquin. Quoi qu’il en soit, au niveau des personnages, 2010 est incomparablement plus chaleureux (et attractif pour les lecteurs qui les considèrent comme le cœur d’un roman) que son prédécesseur, qui les employait de façon plus utilitaire et les mettait dans des situations hautement angoissantes. Non pas qu’il n’y en ait pas ici, mais simplement le fait d’être avec beaucoup de compagnons de route fait que la perception de ces atmosphères et défis est tout autre. Certains personnages, comme Curnow et même, à sa manière, Chandra, sans parler de Katerina Roudenko (honteusement remplacée par un homme dans le film !) ou de Max, se révèlent très attachants, et on en apprend bien plus sur Floyd que dans le premier livre du cycle.

La seconde partie, une fois arrivé à proximité de Discovery, montre la remise en route du vaisseau et le réveil, puis la thérapie, de HAL. Les causes réelles de son comportement sont dévoilées, et elles changent totalement la perspective du lecteur envers ce personnage (car oui, cette IA en est bien un !). Il est alors temps d’étudier le grand monolithe (surnommé Zagadka -énigme- par les russes). Et Bowman, dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien Bowman 2.0 émerge de la Porte des étoiles (voui, voui, Stargate n’a rien inventé !) et se rend sur Terre et dans divers endroits du système solaire (dont une séquence absolument saisissante dans l’atmosphère de Jupiter), certaines fois guidé par ses propres désirs (celui de revoir sa mère, son ex-compagne), d’autres fois par… eh bien par ceux qui ont fait de lui ce qu’il est. Mais nous allons en reparler. Alors que l’équipe russo-américaine se casse les dents sur Zagadka, qui reste impénétrable à la risible technologie humaine, fruit qu’il est d’une science incommensurablement plus avancée, et que le retour n’est pas prévu avant de longues semaines (à condition que HAL soit jugé suffisamment fiable pour piloter Discovery), il fera même une apparition, avertissant ses ex-congénères qu’il faut qu’ils partent tout de suite, car « quelque chose de merveilleux va arriver ». Au début, les autres ont du mal à croire à cet avertissement venu d’outre-tombe (pour eux, Bowman est mort et disparu corps et biens) jusqu’à ce que… Et là, ami lecteur, tu vas en prendre plein les yeux !

Mon dieu, c’est plein d’étoiles de Sense of wonder !

Car qu’on se le dise, si 2001, dans son genre, était vertigineux, ce n’est rien à côté de son successeur, qui va exploser quasiment tous les compteurs de Sense of wonder (SoW) dans une scène quasi-finale extraordinaire dans ses implications et sa puissance visuelle. Mais les merveilles ne s’arrêtent pas là : même si cela a été reproché par certains critiques, Clarke donne enfin au lecteur les clefs pour comprendre tout ce qui s’est passé ces trois derniers millions d’années sur Terre en lien avec les Monolithes, que ce soit en Afrique avec Guetteur de lune, sur cette dernière en 1999 ou avec David Bowman. Nous en apprendrons plus sur ces machines intelligentes, leurs constructeurs, leurs pouvoirs, et les buts poursuivis (incroyablement grandioses, ambitieux et à très, très long terme). Pour ma part, je ne trouve pas, comme certains, que l’auteur aurait dû s’abstenir de livrer lesdites clefs, car s’il ne fait plus marcher l’imagination de ceux qui cherchaient absolument à échafauder des hypothèses par eux-mêmes, il fait en revanche tourner à plein régime celle de ceux qui tirent les conséquences de l’explication que lui donne.

Si un film a été tiré de ce livre, ce n’est pas par hasard : il réserve certaines scènes très visuelles, spectaculaires, qui étaient taillées pour un écran de cinéma, et on peut malheureusement regretter que la technologie de l’époque n’ait pas permis de représenter certaines choses comme les effets spéciaux numériques d’aujourd’hui le pourraient (notamment la plongée de Bowman dans Jupiter). N’empêche, le freinage atmosphérique, la rotation folle de Discovery, la visite dans l’océan d’Europe, la transformation de… (mais j’ai failli en dire trop), quel spectacle, même simplement en imagination !

De plus, il ne faut pas s’y tromper, en terme de profondeur, 2010 est bel et bien un digne successeur de 2001 : psychanalyse des IA, origines (de l’intelligence) des espèces et vie dans la galaxie, durée de vie des civilisations (organiques), existence postphysique, posthumanité, grands travaux d’ingénierie galactique, machines intelligentes et de Von Neumann, et j’en passe, il y a amplement de quoi vous faire tourner le moteur dans le ciboulot. Bref, vous pouvez lire ce livre sans crainte d’être déçu, de ses personnages soignés à son écriture ou sa construction, de son ambiance (moins oppressante, voire horrifique par moments, que son prédécesseur) à l’émerveillement qu’il distille, il est tout aussi valable que 2001. Par contre, je me répète, mais dispensez-vous de 2061 et, surtout, surtout, de 3001 : ils ne sont pas du tout à la hauteur de la première moitié du cycle sur le plan de l’écriture, beaucoup plus basiques dans leur portée, et le second est même, à mon sens, carrément mauvais, partant de l’hypothèse grotesque que Frank Poole peut être réanimé après mille ans de dérive à l’état de cadavre hyper-gelé dans l’espace…

En conclusion

Digne suite de 2001, 2010 en révèle l’écrasante majorité des mystères (ce qui pourrait toutefois gêner quelques-uns d’entre vous) et propose au moins autant de profondeur et, à mon avis, encore plus de Sense of wonder ! Plus chaleureux sur le plan de ses personnages, de leurs relations et de la façon dont ils affrontent, ensemble, les périls de l’espace et des Monolithes, au ton souvent plus léger, moins orienté angoisse et horreur que l’affrontement humains – machine de son prédécesseur, 2010 offre un final splendide en terme d’émerveillement et de vertige. Si j’ai un conseil à vous donner, faites du final de ce roman aussi celui du cycle, ses deux suites ne pouvant que vous décevoir tant elles font pâle figure en comparaison.

Pour aller plus loin

Retrouvez également la critique de 2001 sur Le culte d’Apophis.

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des recensions suivantes : celle de Xapur, celle du blog Constellations,

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27 réflexions sur “2010 – Odyssée deux – Arthur C. Clarke

  1. Tu me donnes très envie de le lire ! J’ai aussi regretté, même si je ne suis pas sûre d’en avoir parlé dans ma chronique, les personnages très froids, très utilitaires, de 2001. Les explications ne m’ont pas forcément manquées dans le premier opus, en tous cas pas toutes, car en même temps la focalisation est je trouve plus sur l’ambiance que le pourquoi du comment, mais suivant comment c’est tourné ce ne serait pas pour me déplaire non plus.

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    • Au niveau des personnages, c’est le jour et la nuit, outre les relations plus chaleureuses, la vie et les petits problèmes de tous les jours, on en apprend plus sur le passé et la vie présente (notamment conjugale) de ceux que nous connaissions, dont Floyd et Bowman.

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  2. Ping : 2001 – L’odyssée de l’espace – Arthur C. Clarke | Le culte d'Apophis

  3. Ah! Celui-là, je ne l’ai pas lu!!! Bon, je ne peux plus tergiverser, faut que je relise 2001 pour bien aborder 2010. Merci de me motiver autant! En avant pour le Sense of Wonder!
    Merci Apo! Et ma PAL est heureuse que tu prennes aussi bien soin de son tour de PAL. 😉

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  4. J’en garde un très vague souvenir mais il me semble que c’était une bonne lecture pour répondre aux questions laissées en suspens dans 2001. Assez bizarrement j’ai plus de souvenirs de l’intrigue de 2061 (je viens de vérifier, l’histoire de la comète ça vient pas de 2010 xD).

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    • C’est un sentiment d’émerveillement / épiphanie (peut-être surtout) / sidération / voire effroi créé par les merveilles de l’univers / une échelle spatiale ou temporelle démesurée / un artefact gigantesque ou défiant l’expérience habituelle / une redéfinition de paradigme statuant ce qui est possible ou pas / une soudaine compréhension des mécanismes internes de l’univers ou de la portée exacte d’une histoire ou d’un événement (les définitions du SoW sont multiples, j’ai essayé de synthétiser).

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  5. Ping : 2010 Odyssée deux – Arthur C. Clarke | Les Lectures de Xapur

  6. Ouh, c’est une très vieille lecture mais je me reconnais vraiment bien dans tes descriptions. Les images mentales de ce que tu appelles le Sense of Wonder sont restées ancrées en moi comme des souvenirs.
    Et puis j’ai lu 2061 et là je ne me souviens plus de rien, seulement un sentiment de déception. Je n’ai pas poursuivi

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    • A part de ma déception, d’une histoire de comète et du diamant géant, je n’ai quasiment aucun souvenir de 2061 moi non plus, ce qui en dit long sur l' »intérêt » du roman. Comme tu le dis, pour 2001 et 2010, certaines images mentales se sont à jamais gravées en nous, ce qui, là par contre, est un signe certain de qualité.

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  7. Bon allez, tu m’as convaincu. De toutes façons, je suis vendu à Clarke, j’adore ce qu’il fait (sauf si c’est mauvais, mais je n’ai rien lu de mauvais de lui jusqu’à présent). Du coup, comme je suis dans des lectures « spatiales » en ce moment, c’est sans doute la période idéale pour que je lise cette suite.
    Je t’avoue que j’aimais bien tout le mystère de 2001, et le fait que tant de choses ne soient pas expliquées ne m’avait pas dérangé. Après tout, l’homme n’est qu’un petit rien dans l’univers, et il ne peut pas tout comprendre et tout savoir… 😉
    Mais bon, puisqu’il faut lire 2010, je lirai 2010. 😉

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    • Je trouve même souvent qu’il est bien plus intéressant de ne pas tout expliquer, de rester dans le mystère, de laisser l’imagination de chacun forger ses théories. C’est typiquement ce que j’adore dans Rendez-vous avec Rama, de Clarke également. Ce vaisseau qui « ne fait que passer » et qui ne s’intéresse guère à l’humanité. Très intriguant (faut que je le relise d’ailleurs). Il y a eu plein de suites et j’ai toujours refusé d’y aller voir. Le mystère de la fin me convient

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