The A(pophis)-Files – épisode 5 : Les aventuriers de l’arche stellaire perdue

afiles_3Dans ce cinquième épisode de la série des A-Files (des articles de fond consacrés aux grandes thématiques et éléments emblématiques de la SFFF) nous allons parler des « arches stellaires », ces vaisseaux (le plus souvent) moins rapides que la lumière destinés à transporter des colons au travers des gouffres noirs d’espace mais peut-être surtout de temps qui séparent les systèmes solaires. Si la Science-Fiction s’est surtout concentrée sur les vaisseaux à générations et à congélation, nous verrons qu’il existe d’autres moyens de franchir les distances interstellaires du vivant des personnes qui ont embarqué initialement, et ce sans recourir à la cryogénie.

Vous pouvez retrouver les anciens épisodes de cette série d’articles de fond via cette page ou ce tag

Avertissement : contrairement à mes critiques, ces articles de fond peuvent contenir des spoilers, parfois importants, sur l’intrigue ou l’univers des romans mentionnés. C’est indispensable pour fournir une analyse digne de ce nom des thématiques abordées.

Une petite remarque préliminaire : je vais partir du principe que nous parlons automatiquement de vaisseaux moins rapides que la lumière, mais ce que je vais vous raconter serait tout aussi valable pour une technologie supraluminique « lente » et / ou de très, très longs voyages interstellaires, voire intergalactiques. Si vous disposez d’un propulseur qui vous permet de vous déplacer à mille fois la vitesse de la lumière, vous pourrez visiter ou coloniser très rapidement les étoiles proches de vous, mais il vous faudra toujours un siècle pour traverser la Voie Lactée d’un bout à l’autre ou encore deux millénaires et demi pour vous rendre à la périphérie de la Galaxie d’Andromède, ce qui nous ramène au problème initial.

Avant de nous attaquer aux deux stratégies de prédilection adoptées par la SF, nous allons commencer par voir quelles sont leurs alternatives.

Solutions alternatives

Bon, bon. Admettons que vous ne puissiez pas construire ces énormes arches, que la technologie cryogénique ne soit pas fiable, ou que les projections de vos IA psychohistoriennes indiquent qu’au bout de 15 % du voyage, toute la population du vaisseau se sera entre-tuée ou que son écosystème se sera effondré. Que faire ? Eh bien croyez-le ou non, mais il existe des solutions alternatives !

L’une d’entre elles est, par exemple, d’étendre, via la génétique ou la nanotechnologie, votre espérance de vie, jusqu’à, éventuellement, l’immortalité physiologique. Si la mort et la dégénérescence ne sont plus un problème, vous n’avez plus besoin de vaisseaux à générations (les gens qui embarqueront à bord du vaisseau seront les mêmes que ceux qui en débarqueront -et pas leurs arrière-arrière-arrière-…-arrière-petits-enfants), ni à congélation. Bien sûr, d’autres problèmes se posent, comme la stabilité de votre psychisme à très long terme, mais au moins, de cette façon, vous pouvez vous embarquer dans un Grand Tour de la galaxie même dans un vaisseau moins rapide que la lumière. C’est ce qui est montré dans Le grand vaisseau de Robert Reed, par exemple.

Une autre stratégie est de faire une copie de votre état mental et de la stocker dans une mémoire informatique : de cette façon, vous n’avez pas besoin d’air, de nourriture, d’eau, ou de quoi que ce soit (à part d’électricité), et même un vaisseau de taille très modeste peut contenir un nombre important de colons. Le tout est d’avoir une technologie (biologique ou robotique) vous permettant de créer des corps d’accueil dans le système solaire d’arrivée, et le tour est joué. Pendant le voyage, vous pouvez être stocké dans un état inactif ou bien vivre en Réalité Simulée. Avec cette technique, une civilisation pourrait potentiellement coloniser des centaines de systèmes proches en un temps très court, si les problèmes de fiabilité sont réglés (ceux de la dégradation de la copie, par exemple). Le sujet a été traité de façon magistrale par Sean Williams et Shane Dix dans Les envoyés, et a aussi été abordé par Charles Stross dans Accelerando (avec un astronef de la taille d’une canette de Soda !), mais plus dans l’optique d’une exploration spatiale que d’une colonisation. Mais c’est Walter Jon Williams qui en a fait la plus spectaculaire utilisation : dans Avaleur de mondes, ses colonisateurs infraluminiques transportent les esprits téléchargés de dizaines de millions de personnes !

Une troisième voie est de vous transporter, dans un vaisseau automatisé, sous forme d’information génétique, ou au pire de gamètes ou d’embryon : là encore, arrivé à destination, on vous incube ou reconstitue via des utérus artificiels ou de la nanotechnologie, et des précepteurs robots (ou à la rigueur un équipage humain adulte réduit conservé pendant le voyage en hibernation) vous apprennent tout ce que vous devez savoir. Là aussi, un vaisseau de taille modeste pourrait potentiellement transporter des centaines, voire des milliers de colons d’un soleil à l’autre. C’est le cas dans The wrong stars de Tim Pratt par exemple. Une solution hybride est aussi possible : dans Alien – Covenant, un vaisseau colonisateur transporte à la fois 2000 colons en stase et 1140 embryons humains cryogénisés.

Une dernière voie possible, est, enfin, de tenter de vous approcher le plus possible de la vitesse de la lumière : les lois de la Relativité restreinte font que plus vous frôlez cette dernière (aucun vaisseau ne pouvant l’atteindre à 100 %), plus, donc, vous vous déplacez rapidement, et plus il y a un effet dit de dilatation temporelle. En clair, plus le temps s’écoule lentement à l’intérieur de votre vaisseau en mouvement par rapport à son degré normal d’écoulement dans le reste de l’univers (le phénomène se produit aussi à proximité de fortes distorsions de l’espace-temps / de puissants champs gravitationnels -ce qui revient au même-). Ainsi, pour un voyage qui prend des décennies, voire des siècles vu selon le point de vue d’un terrien, il ne s’écoule en fait, pour un membre de l’équipage de l’astronef, que quelques années. En approchant une fraction très élevée de c (la vitesse de la lumière), du style 99.999999999etc9 %, vous pourriez même parcourir tout l’univers en un temps propre, interne au vaisseau, compatible avec la durée d’une seule vie humaine ! C’est très bien montré dans ce chef-d’oeuvre de la Hard SF qu’est Tau Zero de Poul Anderson, et, à une moindre échelle, dans Destination ténèbres de Frank M. Robinson. Evidemment, tout le problème est de trouver un mode de propulsion qui vous permet de maintenir votre accélération pendant un temps suffisant, sachant que plus vous approchez de c et plus le rapport carburant / charge utile vous est (extrêmement) défavorable. La meilleure piste étant un Collecteur Bussard, un type de propulseur qui collecte l’hydrogène interstellaire pour s’en servir comme carburant. Notez que cette solution n’est plus considérée comme réaliste car le Soleil se trouverait dans un « vide » relatif où la densité d’hydrogène serait trop faible pour alimenter ce moteur.

Vaisseaux à congélation

Le vaisseau « à congélation » est une des deux stratégies majeures adoptées par les auteurs de SF pour faire voyager l’homme entre les étoiles (à vitesse infraluminique ou supraluminique « lente » -comme dans la saga Alien, par exemple-), voire entre les planètes si vous ne disposez pas de propulseurs « rapides » et qu’aller d’un point à l’autre de votre propre système solaire vous prend des mois, voire des années (comme dans 2001 par exemple). Il consiste à placer les passagers en « animation suspendue », un état d’hibernation profonde artificiel induit par un froid intense et / ou des drogues (comme l' »éternité » de Van Vogt) ou autres techniques (l’insertion dans votre ADN de séquences génétiques issues de celui des ours, par exemple). Les fonctions métaboliques du sujet sont alors extrêmement ralenties, tout comme sa consommation de nutriments, d’oxygène, etc. De plus, le vieillissement est soit ralenti, soit purement et simplement stoppé (ou quasiment). Tout ceci fait que le procédé n’a que des avantages : votre vaisseau a besoin de moins d’espaces de vie ou récréatifs (donc il peut être plus petit, donc moins cher, plus rapide, etc), vous ne devez embarquer qu’une quantité de vivres, d’eau, d’oxygène, etc, réduite, vous pouvez entasser plus de gens dans le même volume, et ainsi de suite. Toute la difficulté consiste à maîtriser le processus d’hibernation artificielle de A à Z : si les liquides intracellulaires gèlent, par exemple, les dégâts peuvent être terribles. Il faut donc pouvoir vous endormir mais aussi vous réveiller vivant (premier point), de préférence pas transformé en légume (second point) et à volonté (troisième point : approcher la mort ou le coma définitif, c’est bien sur le plan de la consommation de ressources, moins si on ne peut pas vous tirer de cet état !).

Notez que dans certains univers, la propulsion supraluminique n’existe pas, mais par contre, on est suffisamment avancé pour maîtriser un procédé de stase temporelle qui vous place dans un champ d’énergie ou une bulle d’espace-temps aux propriétés exotiques, à savoir figer le cours de l’écoulement du temps. Avec ce procédé, entre le moment où on active votre chambre de stase et celui où on la désactive, il ne se déroule, de votre point de vue, qu’un Temps de Planck (5.39 × 10 −44 s), soit la plus petite fraction à laquelle le temps peut s’écouler selon les lois physiques telles qu’elles sont actuellement comprises. Du point de vue du reste du cosmos, en revanche, il peut s’écouler des mois, des années, voire des millions ou même des milliards d’années !

Dans une arche à congélation, la bonne marche du vaisseau est confiée à des IA, des robots, ou, le plus souvent, on laisse une partie de l’équipage éveillée par cycles, une équipe restant aux commandes (ou se réveillant pour jeter un coup d’œil aux moniteurs tous les) quelques jours / semaines / mois avant de retourner dans son sarcophage cryogénique en laissant sa place à l’équipe de quart suivante.

La fiabilité est au centre de l’écrasante majorité des récits mettant en scène des  vaisseaux à congélation : il ne faut pas que le système cryogénique (ou son alimentation électrique, les ordinateurs qui le supervisent, etc) tombe en panne, faute de quoi votre fier vaisseau colonisateur se transforme en cercueil volant ; même si lui est fiable et survit aux décennies, voire siècles ou millénaires de voyage, il faut que le reste des systèmes (coque, propulsion, recyclage d’air, etc) tienne lui aussi le coup, faute de quoi là encore l’astronef est voué à la destruction à très long terme. L’avantage du système est, par contre, que les gens qui arrivent à destination sont ceux qui sont partis de la Terre (ou de tout système de départ, peu importe), ce qui fait qu’ils sont adultes, formés, etc, bref immédiatement productifs. Vous n’avez pas les risques de dégénérescence de la société du vaisseau associés aux arches générationnelles (voir plus loin).

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Arches générationnelles

Si vous ne maîtrisez ni l’hibernation cryogénique, ni le moteur supraluminique, et que vous ne pouvez pas approcher suffisamment de la vitesse de la lumière pour bénéficier des effets de dilatation temporelle relativiste ou télécharger votre esprit dans une mémoire informatique, il ne vous reste qu’une seule solution : construire une véritable arche de Noé spatiale, un monde en miniature dans lequel, au cours des décennies, voire siècles ou millénaires de lent voyage, vous et vos descendants allez vivre, naître et mourir jusqu’à ce qu’un jour inimaginablement lointain, votre arrière-arrière-…-arrière petit-fils ou petite-fille foule le sol de votre nouveau foyer. Sauf que cette manière de voyager entre les étoiles pose un nombre faramineux de problèmes !

Tout d’abord, il vous faut un gros vaisseau. Pourquoi ? D’abord parce qu’il vous faut une population minimale pour assurer une diversité génétique suffisante à vos descendants pour éviter les problèmes de consanguinité. Ensuite parce qu’il faut assurer à la population des espaces de vie, de détente, de réunion, histoire d’éviter qu’elle ne pète les plombs en étant parquée comme du bétail. Enfin parce qu’il faut caser de quoi renouveler l’air et faire pousser ou élever de la nourriture, donc de la végétation et des animaux. Et puis parce qu’il faut propulser tout ça, stocker des navettes de débarquement et des pièces de rechange, du carburant, et enrober le tout dans un blindage suffisamment résistant pour supporter des siècles de bombardement par des micro-météorites et des radiations dures. Autant dire que les difficultés de conception, de fabrication et de maintenance d’un tel mastodonte vont être légion (si le sujet vous intéresse, je vous conseille la lecture de ma critique d’un ouvrage qui lui est consacré).

Donc plutôt que de construire, une solution un peu plus simple peut être… de creuser. Vous prenez un astéroïde de belle taille, vous creusez des chambres pour accueillir votre population à l’intérieur, vous lui accolez un moteur, et c’est parti. Les avantages sont nombreux : blindage naturel, réserve de matières premières à portée de main, possibilités d’étendre vos espaces de vie si votre démographie s’emballe, et ainsi de suite. C’est la solution adoptée, par exemple, dans Sous le vent d’acier d’Alastair Reynolds.

Si vous pensiez avoir fait le plus dur en résolvant les difficultés techniques, vous vous trompiez lourdement. Le plus dur, en effet, va être de maintenir votre population sous contrôle (démographique, tout d’abord, ce qui peut vite mener à une société extrêmement coercitive), de ne pas lui faire perdre de vue l’objectif de la mission. Comme nous sommes sur le point de le voir, les dangers qui guettent cette dernière dans une arche générationnelle sont légion : balkanisation (éclatement de l’équipage en factions rivales, comme dans le jeu Alpha Centauri de Sid Meier), dégénérescence culturelle / technologique avec un retour à la barbarie, guerre / pandémie / accident tuant tous les passagers ou quasiment, évolution culturelle telle que la population décide, de sa propre volonté, de ne plus suivre le plan de mission pour poursuivre des objectifs qui lui sont propres, émergence d’une cabale détournant la mission / mentant au reste de la population (après un accident catastrophique, par exemple), etc.

La SF à vaisseaux à générations (très) récente s’est particulièrement penchée sur ce problème du « mon descendant va-t’il suivre le plan de mission une fois arrivé à destination ? ». En effet, la nation, la corporation ou autre organisation affrétant le vaisseau sélectionne soigneusement les gens qu’elle met à bord au départ, mais n’a aucune idée de la nature des individus qui vont débarquer, au bout de x décennies / siècles / millénaires de voyage, sur la planète ciblée. Vous aurez beau mettre des gens équilibrés, en pleine santé et hautement qualifiés au départ, croyant dur comme fer à la mission et prêts à donner leur vie pour remplir ses objectifs, si, après le voyage, leurs lointains descendants sont instables à cause de siècles de confinement, à peine capables de se servir de la technologie du vaisseau et enclins à suivre leurs propres objectifs plutôt que les vôtres, votre plan est sérieusement compromis. La solution ? Que les mêmes personnes embarquent et débarquent. « Hein ? Quoi ? Nous n’avions pas dit pas de congélation ? », vous demandez-vous. Il y a une autre solution : le clonage. Si vous disposez d’une technologie fiable vous permettant de cloner à volonté vos spécialistes soigneusement sélectionnés, il y a plus de chances qu’ils mènent à bien le plan comme prévu. Surtout si vous disposez d’une technique permettant de transférer les souvenirs, ou au moins des mèmes d’obéissance, d’un cerveau (naturel ou cloné) à celui d’un (autre) clone. Enfin, si vous disposez d’une méthode de cryosommeil (mais trop peu fiable ou trop onéreuse pour l’appliquer à l’ensemble des passagers), vous pouvez sélectionner une équipe réduite de dirigeants et de sécurité armée jusqu’aux dents, qui passera tout le voyage en hibernation et ne se réveillera qu’un peu avant l’arrivée, prête à prendre les descendants de l’équipage d’origine en main, par la force s’il le faut.

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Un vaisseau à congélation ou une arche générationnelle : pour quoi faire ? 

Il y a certains livres où le voyage, qu’il soit montré dans le récit ou pas, se passe bien ou relativement bien, et où le gros de l’intrigue se concentre sur ce qui se passe arrivé à destination. Cependant, dans la majorité des cas, l’auteur se concentre sur ce qui se passe pendant le voyage, l’éventuelle arrivée à destination n’ayant alors plus qu’une importance très relative. De plus, le voyage peut lui-même n’avoir qu’une importance limitée, puisque ce n’est pas lui qui importe mais ce qu’il permet à l’auteur d’accomplir grâce à lui. L’utilité de l’emploi d’une arche spatiale (à générations ou congélation) peut donc relever de ces différents cas (sans prétention, évidemment, à l’exhaustivité : ce ne sont que quelques exemples, surtout les plus emblématiques en SF) :

Jouer sur la temporalité

Dans l’excellent Children of time (qui sera publié en français chez Lunes d’encre en 2018 -je vous conseille de vous ruer dessus !-), une expérience d’élévation (transformation d’animaux en êtres aussi intelligents et capables de manipuler des outils que les humains, que ce soit via la génétique, la nanotechnologie, la cybernétique, ou les trois à la fois) menée sur une autre planète tourne mal, et au lieu des primates visés, ce sont des araignées qui commencent à évoluer à une vitesse très rapide. Les derniers survivants de la destruction de la Terre sont en route, dans un vaisseau à congélation, mais vu leur propulsion infraluminique, il leur faudra des lustres pour arriver. Et c’est précisément ce qui arrange l’auteur : il a besoin de ces millénaires pour pouvoir faire évoluer ses araignées, que ce soit sur le plan morphologique, culturel ou technologique. Donc l’arche à congélation est un outil permettant de donner à son récit la temporalité adaptée.

Le choc du futur

Admettons que votre voyage se déroule jusqu’au bout, et qu’après des siècles, vous débarquiez sur les planètes d’Alpha du Centaure, pour les trouver déjà colonisées… par les humains ! En effet, pendant votre périple, la technologie a fait d’énormes progrès sur Terre, et la propulsion supraluminique a été inventée, rendant les arches infraluminiques comme la vôtre obsolètes, vu que le voyage ne prend plus que… trois heures ! Dès lors, toute l’intrigue va se concentrer sur l’adaptation des passagers à ce nouveau monde du futur (ou à la folie qui peut en résulter !) et au fait qu’ils ont tout sacrifié (famille, amis, etc) lors de leur départ pour rien. C’est le sujet, par exemple, de la nouvelle Destination Centaure d’A.E. van Vogt, publiée dans le recueil Destination univers.

Dans House of suns d’Alastair Reynolds, une expédition infraluminique se rend, dans les premiers temps de l’expansion spatiale, vers l’étoile Epsilon Indi. Ses planètes se révélant inhabitables, elle revient sur Terre, et ses membres sombrent dans la folie car ils ne réussissent pas à s’adapter aux changements intervenus depuis leur départ.

L’univers captif, de Harry Harrison, propose une autre forme de choc du futur : les passagers sont maintenus à dessein dans un état technologique et social très primitif, et lorsque l’un d’entre eux accède aux couloirs du vaisseau (alors qu’il n’a même pas conscience d’être à l’intérieur de l’un d’entre eux !), il passe brusquement d’un niveau technologique proche de celui de l’Amérique précolombienne à celui, beaucoup plus avancé, d’une arche stellaire, lorsqu’il rencontre l’équipage !

Notez que, arches spatiales ou pas, l’hibernation en général peut être utilisée comme une forme de « voyage dans le temps », si j’ose dire. On voit ça dans Hypérion par exemple, lorsque la maman de Martin Silenus le place dans un vaisseau infraluminique afin que pendant le long voyage, certains placements aient le temps de générer une somme conséquente : elle refuse en effet que sa lignée aristocratique s’éteigne avec l’Ancienne Terre… pauvre ! Dans la série Buck Rogers, suite à un accident de sa navette spatiale, un astronaute est placé dans une forme d’animation suspendue (hibernation) et ne se réveille qu’un-demi millénaire plus tard.

Houston, nous avons un problème

On l’a vu, un voyage par colonisateur à congélation / générations est très périlleux, les occasions que ça tourne mal sont légion. Un intérêt majeur est donc de mettre vos protagonistes face à ces problèmes ! Dans le film Passengers, un colonisateur transportant 5000 personnes en sommeil cryogénique subit une série d’avaries suite à son passage à travers une pluie de météorites, et un homme se réveille alors que le vaisseau est encore à 90 ans de sa lointaine destination. Et bien entendu, il ne peut pas replonger en stase. Dès lors, le film suit son cheminement psychologique, puis sa tentative de sauver les autres passagers alors que les problèmes du vaisseau s’accumulent et que sa survie est menacée (au passage, il montre aussi un phénomène de stalking assez peu ragoutant, mais ce n’est pas le sujet de cet article).

Dans Destination ténèbres de Frank M. Robinson, c’est la déliquescence progressive de l’ensemble des systèmes après des milliers d’années de voyage qui met le vaisseau en péril, surtout lorsque le capitaine veut traverser l’espace entre deux bras galactiques, où aucune réparation ne sera possible.

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Le grand mensonge

Le vaisseau a un accident ou une avarie irréparable, mais il poursuit sa route, voire même arrive à destination. Par exemple, sur les 10 000 capsules cryogéniques, seules 500 peuvent être fonctionnelles à l’arrivée, les autres ne contenant plus que des cadavres. Or, il se trouve qu’une petite partie de l’équipage est au courant, alors que le reste est dans l’ignorance. Dès lors, les conjurés vont, que ce soit pour le bien de leurs collègues ou pour servir des buts personnels et occultes, leur mentir et manipuler la vérité. Dire, par exemple, que l’ordinateur central ou le Commandant ont décidé que seuls 500 spécialistes vont être réveillés dans un premier temps pour tester les possibilités de survie sur la planète de destination, avant que les 9500 autres soient réveillés… plus tard. Beaucoup plus tard.

Notez que « le grand mensonge » peut aussi être mis en place dès le départ du vaisseau, ne pas être lié à un accident ou à une conspiration bricolée par quelques membres de l’équipage mais faire partie du plan de mission. Par exemple, dans la nouvelle Taklamakan de Bruce Sterling, une équipe d’espions découvre de faux vaisseaux à générations enterrés dans une caverne artificielle sous le désert du Taklamakan (en Chine), dans laquelle on s’est débarrassé de groupes culturels ou ethniques dissidents en leur faisant croire qu’ils étaient en route pour les étoiles. Dans la mini-série Ascension, l’équipage croit être en route vers Promima Centauri depuis cinquante ans, alors que… Disons que l’objectif de la mission est tout autre ! Enfin, la population peut être l’objet d’une expérience culturelle et ne pas savoir qu’elle habite dans un environnement artificiel (ou ne pas avoir le droit d’en sortir) et hautement technologique. Cf L’univers captif de Harry Harrison (où il y a même deux niveaux différents de « grand mensonge » !) ou Kirinyaga de Mike Resnick.

Un bon exemple de grand secret / mensonge est donné par la novella Les avaleurs de vide (recueil L’autre côté du réel) de Norman Spinrad : nous suivons un convoi de vaisseaux à générations qui, suite au fait que la Terre est devenue inhabitable, cherche une autre planète pouvant accueillir la vie humaine dans l’univers. Sauf que les éclaireurs, les fameux Avaleurs du vide, ont découvert que… Mais vous verrez ça en lisant ce texte profond et plein d’émotion !

Mais l’exemple le plus extrême de « grand mensonge » est sans doute donné dans Les seigneurs du navire-étoile de Mark S. Geston, où, dans un monde post-apocalyptique, la construction du vaisseau-arche n’est qu’un prétexte pour inciter le peuple à plus d’espoir et surtout de productivité, l’astronef n’étant en fait jamais destiné à être achevé et encore moins à voler.

Back to basics

Suite à un accident, à une guerre interne, à une lente dégénérescence culturelle et / ou technologique, à une pandémie, ou à quoi que ce soit, quelque chose a lourdement déraillé dans le vaisseau et la branche de  l’humanité qui y est enfermée a dégénéré vers un état très primitif, parfois jusqu’au stade d’homme des cavernes ou d’indien d’Amazonie. Et c’est encore plus spectaculaire lorsque les contrôles environnementaux ont également déraillé (le manque de maintenance, sûrement !) et que la jungle a envahi le vaisseau, et qu’en plus, l’équipage a oublié qu’il se trouvait dans un astronef. Le meilleur exemple de ce type de livre est bien entendu Croisière sans escale de Brian Aldiss, mais on peut aussi citer notre Bernard Werber national (si, si) et son Papillon des étoiles ou encore la nouvelle Génération terminus de Clifford D. Simak (recueil Visions d’antan) et Les orphelins du ciel de Robert Heinlein (pour l’anecdote, Aldiss s’est basé sur le livre d’Heinlein, dont il trouvait l’idée centrale intéressante mais pas assez développée). Plus fort encore, dans L’univers captif de Harry Harrison, l’état primitif a été mis en place délibérément, il fait partie du plan de mission du concepteur du vaisseau !

Notez que, que ce soit dans le cadre du Grand Mensonge / Secret ou dans celui-ci, le changement de paradigme et ses répercussions sont une des signatures de la thématique des arches spatiales.

Super-cerveaux en boite

En composant l’équipage de votre vaisseau colonisateur infraluminique, vous allez immanquablement y mettre des savants, ingénieurs et techniciens hautement qualifiés. Etant donné qu’ils sont dans un environnement clos, où les distractions sont rares, et où tout un tas de problèmes techniques vont se présenter, et qu’en plus ils sont réunis avec un grand nombre de leurs collègues, il est très probable qu’ils vont mettre au point des technologies inédites, ou en tout cas plus efficaces que les vôtres. Partant de ce principe, certains auteurs ont fait de cette explosion scientifique le vrai but de la mission (cf Destination vide de Frank Herbert -depuis le temps que je martèle que l’oeuvre de ce dernier est très loin de se réduire à Dune….-) : coloniser une planète lointaine n’est soit qu’un objectif secondaire, soit pas un objectif du tout, le vrai but étant de placer vos ingénieurs dans un environnement de travail hyper-productif, dans des conditions qu’ils n’auraient jamais acceptées sur Terre.

Humanité parallèle

A cause de siècles ou de millénaires d’isolement dans son vaisseau à générations, l’équipage du vaisseau a subi une dérive culturelle, et forme un, voire plusieurs groupes entièrement inédits par rapport à ceux qui existent sur Terre, que ce soit sur le plan linguistique, religieux, du mode de gouvernement, etc. Dès lors, le plan de mission initial est en péril, et tout l’intérêt est de voir comment la civilisation terrienne et celle de la colonie vont cohabiter… ou pas. La première peut avoir développé une technologie hyperspatiale pendant que la seconde était en transit, et décider de venir remettre au pas le groupe dissident. Ou alors, cela peut être le contraire, et les colons éclairés peuvent décider, à l’aide des vaisseaux supraluminiques développés pendant ou après le voyage, de venir apporter la liberté à la Terre opprimée par une épouvantable dictature. Enfin, la Terre peut, tout à fait pacifiquement, expédier des diplomates et des scientifiques étudier ces nouveaux groupes culturels et essayer de coexister pacifiquement avec eux, chacun s’enrichissant avec les différences de l’autre.

Une variante plus extrême est carrément l’émergence d’une nouvelle sous-espèce pendant le voyage du Colonisateur. Au passage, cela peut être le but caché de la mission (Ascension, là encore), ou une conséquence inattendue et plus ou moins néfaste. Dans l’épisode n°133 des Quatre Fantastiques (Nova n°113), une espèce extraterrestre vivant dans la Zone Négative s’est tellement adaptée à l’atmosphère artificielle de son vaisseau qu’elle est devenue incapable de vivre sur une quasi-copie de son monde perdu, dont l’atmosphère lui paraît irrespirable. L’évolution, ici, a été néfaste, quelque part.

Dans L’univers captif, ce sont plusieurs variantes de l’humanité qui ont intentionnellement été mises en place via l’ingénierie génétique avant le départ du vaisseau, afin de servir les buts du Grand Concepteur, que ce soit pendant le voyage ou à l’arrivée sur les mondes de Proxima Centauri. D’ailleurs, certains livres étudient la société mise en place après l’arrivée de l’arche (sans forcément étudier son interaction avec celle de la Terre), notamment en voyant comment les conditions de vie durant le voyage ont pu influencer le modèle adopté à la fin de celui-ci. C’est par exemple le cas dans Terre promise de Brian Stableford.

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Après la catastrophe

Le colonisateur peut ne pas avoir été lancé par choix, mais par nécessité vitale. Soit votre planète subit un effondrement écologique, soit elle est menacée par un péril cosmique (planète errante, supernova, sursaut gamma, étoile à neutrons ou trou noir en vadrouille, etc), technologique (Gelée grise, etc) ou militaire (guerre nucléaire), mais en tout cas, la solution est de lancer autant d’arches que possible avant qu’il ne soit trop tard. C’est ce que Roger Leloup a exploré, par exemple, avec ses Vinéens dans la série de BD Yoko Tsuno, et c’est le point de départ des Avaleurs du vide de Spinrad ou de Between the Strokes of Night de Charles Sheffield.

Dans Les seigneurs du navire-étoile de Mark S. Geston, trois mille ans après la chute de la civilisation, un plan est lancé par une obscure nation pour redonner espoir et productivité au peuple, en le faisant travailler à la construction du Victoire, une arche cryogénique qui n’est en réalité pas destinée à être achevée un jour, et encore moins à voler. Elle n’est qu’un espoir chimérique de quitter un purgatoire pour un paradis extrasolaire qui est une pure invention d’une conspiration gouvernementale, et un projet toujours plus vorace en électricité, matières premières et véhicules ou pièces de haute technologie, qui seront en fait ré-injectés dans la nation pour la faire coïncider, petit à petit, avec l’image du paradis vendue au peuple. Sauf que bien sûr, tout ne va pas se passer comme prévu. On voit donc que même un vaisseau-arche qui ne vole pas peut constituer une thématique intéressante !

L’important, ce n’est pas la destination, mais le voyage

Un texte peut aussi s’intéresser non pas à l’arrivée du vaisseau, mais à ce qui se passe pendant le voyage, qu’il s’agisse du quotidien des habitants d’une arche à générations (et de la façon dont, par exemple, les générations intermédiaires -ni celle qui a connu la Terre, ni celle qui posera le pied sur le monde d’arrivée- vivent leur situation de simples relais de la torche) ou des imprévus qui surgissent sur la route d’un vaisseau à congélation. Dans la nouvelle Les orphelins de l’Hélice (recueil Horizons lointains), par Dan Simmons (l’ultime texte du cycle des Cantos -Hypérion / Endymion-), un colonisateur supraluminique transportant près de 685 000 personnes en sommeil cryogénique tombe, au cours de son voyage de prospection long de milliers d’années-lumière d’un monde de type terrestre, sur un système double renfermant des artefacts hautement inhabituels. Il stoppe donc sa course et ses IA réveillent une dizaine de responsables pour mener l’enquête.

Une perspective plus sinistre peut être l’incident qui a endommagé le système de navigation ou même le fait que la planète de destination ait bien été atteinte mais se soit révélée inhabitable : dans ce cas, le voyage peut devenir éternel, et de vaisseau à générations, l’astronef peut se transformer en vaisseau-monde, en habitat artificiel mobile permanent. Sans compter les cas où la destination est bien atteinte, mais où, pour une quelconque raison, une erreur est commise ou un mensonge mis au point, et où, à l’insu du reste de l’équipage ou des passagers, le voyage n’aura en fait pas de réelle fin (L’univers captif de Harry Harrison).

Enfin, les passagers peuvent savoir qu’ils sont à bord d’un vaisseau, mais avoir oublié la destination et la mission de ce dernier, qui peut donc parcourir l’espace depuis des siècles et des siècles. C’est par exemple le cas dans La nef des fous de Richard Paul Russo qui, lui aussi, tombe sur une étrange planète lors de sa quête sans but et sans fin.

Lutte pour le pouvoir

Certaines forces à bord d’un vaisseau à générations peuvent tenter d’en prendre le contrôle : rébellion des passagers par rapport à l’équipage, lutte entre seigneurs de la guerre après que la société de l’astronef ait dégénéré vers un stade plus primitif, etc. Un bon exemple de traitement de cette thématique est le cycle Le livre du long soleil de Gene Wolfe, qui fait lui-même partie d’un énorme meta-cycle brassant les thématiques de la Terre mourante, des habitants qui ignorent qu’ils sont dans un vaisseau à générations, de ce qui se passe une fois arrivé à destination, et, donc, des luttes de pouvoir, qui opposent ici des intelligences (artificielles ou esprits humains téléchargés) vivant dans les mémoires informatiques de l’astronef. Autres excellents exemple : la rébellion contre le capitaine Kusaka dans Destination ténèbres de Frank M. Robinson ou celle de Chimal contre les Observateurs dans L’univers captif de Harry Harrison.

Que sont-ils devenus ?

On l’a dit et martelé, la mission des arches spatiales est plus que périlleuse, et la probabilité qu’elle ne soit jamais menée à terme est effroyablement élevée. Une thématique possible est donc, dans une société humaine postérieure, disposant de la propulsion supraluminique, la recherche du sort des vaisseaux perdus. C’est par exemple le cœur de l’intrigue de La ballade de Beta-2 de Samuel R. Delany.

 

23 réflexions sur “The A(pophis)-Files – épisode 5 : Les aventuriers de l’arche stellaire perdue

  1. J’ai jamais trop lu ce genre de choses (sûrement parce que je lis peu de SF) mais Mass Effect Andromeda partait de ce principe d’arches-congélateurs, et le jeu démarre à l’arrivée des arches dans la galaxie d’Andromède après 600 ans et des bananes (genre c’est le bordel parce qu’on en a perdu la moitié des vaisseaux, que la destination n’est plus dans le même état qu’on l’avait prédit au départ, et qu’il y a des méchants pas beau).
    C’était sympa pour un bleu de la SF comme moi.

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    • Il faut dire qu’à part quelques exemples vidéoludiques comme ME : A que tu cites, ainsi que 3-4 romans récents qui me viennent à l’esprit, le thème des arches colonisatrices n’est plus franchement à la mode en SF depuis une vingtaine d’années au bas mot. J’ai l’impression que les auteurs ont le sentiment qu’on a fait le tour de la question, alors que plus je rédigeais mon article, plus j’avais la sensation que ce n’était pas le cas.

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  2. Je suis content de lire un article sur les arches stellaires, cette thématique étant l’une de mes favorites en SF… C’est d’ailleurs la lecture de « Destination ténèbres » de Frank Robinson qui m’avait véritablement donné goût au space opera il y a quelques années. Comme tu ne cites pas ce roman dans ton article, est-il possible que tu ne l’aies pas lu ? Si c’est le cas, je te le conseille fortement !

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    • C’est dû au fait que j’avais commencé à rédiger cet article avant ma perte totale d’internet en début de semaine dernière, et que malgré le fait que je me suis répété qu’il ne fallait surtout pas oublier de citer ce roman (sur l’aspect mutinerie, houston nous avons un problème et dilatation temporelle), quand j’ai repris la rédaction j’ai bien entendu zappé 😀
      Je vais modifier l’article, merci 😉

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  6. Ping : Semiosis – Sue Burke | Le culte d'Apophis

  7. Bonjour,
    je viens de découvrir votre site, ça me donne pas mal d’idees de lectures, merci !
    Dans la categorie Grand Mensonge, il pourrait y avoir Abzalon de Bordage. Je n’avais pas plus accroché que ça, mais la methode de selection des pionniers est intéressante, et horriblement cynique.

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    • Bonjour et bienvenue. Oui, on peut multiplier les exemples, le thème du vaisseau colonisateur a été massivement utilisé et continue à l’être (une de mes prochaines critiques va d’ailleurs encore en parler).

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