Le miroir de sang – Brent Weeks

Un complet changement de paradigme

blood_mirror_weeksLe miroir de sang est le quatrième tome du cycle Le porteur de lumière, après Le prisme noirLe couteau aveuglant et L’œil brisé. Il ne s’agira pas du dernier roman de la série, cependant, comme la plupart des gens le pensaient : un cinquième est prévu. Alors que les deux premiers livres étaient solides et que le troisième, s’il était certes un cran en-dessous, offrait encore un dernier quart trépidant, celui-ci a été accueilli par le lectorat anglo-saxon de façon très contrastée, un nombre conséquent de lecteurs regrettant le fait que l’intrigue principale n’avance guère (une assertion à laquelle je ne peux adhérer) et surtout l’énorme twist introduit à propos d’un fait majeur, considéré comme acquis depuis le premier volume.

Personnellement, je trouve que même s’il y a des points critiquables, dans l’ensemble ce tome 4 est plus nerveux que le précédent (le fait qu’il soit presque deux fois plus court ne doit pas être étranger à cette impression) et à vrai dire plus intéressant. Le seul vrai point qui pourra poser problème est, à mon sens, la série de révélations concernant Gavin. De mon côté, j’ai trouvé ça plutôt bien fait (même si c’est vraiment un twist radical), mais si j’en juge par les avis sur la VO, tout le monde ne va clairement pas réagir comme cela. 

Avertissement : arrivé au tome 4 d’un cycle, les spoilers sur les romans précédents sont inévitables. Je vous conseille donc de passer directement à la conclusion si vous n’avez pas encore fini les trois romans précédents, et tout particulièrement si vous n’avez pas lu Le prisme noir.

Situation

Le roman commence immédiatement après la fin de son prédécesseur, il n’y a pas d’ellipse significative (notez au passage un résumé des tomes précédents fort utile). Karris est devenue le Blanc, et doit gérer Andross (qui est Promachos) et Zymun, qui est Prisme élu. Kip et les membres de l’unité Aleph (rebaptisés les Invincibles) se sont enfuis avec Tisis (ses camarades établissant rapidement une relation Prisme / Garde Noire avec le jeune homme), tandis que Poing-de-fer a disparu et que Teia est intronisée Garde Noire, tout en étant chargée de devenir la confidente du Blanc par l’Ordre (qu’elle espionne d’ailleurs pour le compte de… Karris). Gavin, lui, se retrouve dans la prison de Luxine qu’il a lui-même conçue. Notez aussi qu’il y a deux scènes mettant en jeu le Canonnier et quelque chose comme trois nous montrant le point de vue de Liv, devenue Bane ultraviolette. Et bien sûr, il y a cette scène longtemps attendue mais néanmoins émouvante entre le Troisième œil et son époux, Corvan Danavis.

Très rapidement, Kip va décider de ne pas faire ce que l’on attend de lui, mais plutôt de prendre la tête de la résistance contre le Roi Blanc (nouveau nom du Prince des couleurs) dans la Forêt de sang (le bois de cette dernière étant la clef de l’effort de guerre dans un monde centré autour d’une mer intérieure), dont les Malargos sont originaires et dans laquelle Tisis a des contacts (et dont elle a une connaissance importante). Gavin, lui, va se retrouver confronté aux révélations du fantôme de la prison, puis celles d’Andross et enfin de Boisinistre, faisant chanceler une santé mentale quelque peu précaire après les épreuves subies dans le tome précédent. Karris va devoir s’habituer à son nouveau costume blanc, ce qu’elle va faire avec une détermination telle qu’elle y gagnera le surnom de Blanc Inflexible. Et Teia va jouer un jeu à haut risque, avec Meurtre Shlack et le Vieil Homme, bien sûr, mais aussi avec la Satrape Parienne et la Nuqaba, qu’on va l’envoyer assassiner.

Des personnages qui s’étoffent… ou pas *

American Pie, Don McLean, 1971.

Sur Karris et Teia, pas grand-chose à dire, Weeks fait le job, leur évolution est logique et intéressante (la seconde, notamment, se conduit désormais en adulte et en femme libre et non plus en esclave). Nous allons reparler de Gavin, donc je passe directement à Kip, d’autant plus qu’il y a bien des choses à dire : d’un côté, le personnage devient (enfin !) à la fois un homme (et plus un ado), un dirigeant et un redoutable chef de guerre, héritier des enseignement de Corvan Danavis. Ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’il est en mode « Porteur de lumière », il est mi-Andross, mi-Gavin, prenant le meilleur des deux avec un côté absolument impitoyable que le lecteur n’attendait pas vraiment : lorsque ses soldats ou les dirigeants de cités rebelles n’accèdent pas à ses demandes ou n’obéissent pas à ses ordres, la sanction est aussi brutale qu’immédiate, à base de pendaison ou de mise en esclavage avec mutilation (c’est plus festif) en plus.

Le gros souci, c’est que parfois, lui et ses camarades Invincibles (à part à la rigueur Cruxer) sont en mode American Pie, vous savez ce type de films un peu gras basés sur le sexe et le prout-prout chez des ados. Vu que les Invincibles ont 19 ans, ça nous donne de « magnifiques » scènes basées sur les pets ou les crottes de nez de Ferkudi, ou la façon dont Kip n’arrive pas à consommer son mariage avec la pourtant torride Tisis (au passage, il va falloir m’expliquer comment cette dernière passe de la petite garce manipulatrice et malfaisante des tomes précédentes à Sainte Tisis dans celui-ci, ça ne me semble pas franchement cohérent. Mais bon, faut pas le dire trop fort, vu que l’auteur adresse un grand « allez vous faire voir ! » à ceux qui critiquent sa prose -ou plutôt ses manquements- en « remerciements »). A ce sujet, je vous conseille de lire la postface de Weeks concernant la jeune fille AVANT de lire le roman, ça vous évitera de vous demander ce qu’il raconte comme conneries pendant 600 pages.

Et donc, on se retrouve avec un violent contraste Kip chef de guerre (et libérateur d’esclaves) / Kip ado américain moyen pendant tout le livre, contraste d’autant plus maladroit et malvenu que justement, l’intérêt de ce tome aurait été de nous montrer que cet aspect de sa personnalité était définitivement mort et enterré. Qu’en laissant derrière lui la Chromerie à la fin du roman précédent, il avait aussi abandonné son enfance pour s’affirmer en tant qu’homme. Et ce retour en force de l’aspect ado est d’autant plus incompréhensible qu’il s’effaçait progressivement de tome en tome. Alors attention, hein, le Kip « adulte » est fort intéressant, je ne dis pas le contraire. Mais lorsqu’on fait la comparaison du Kip avec de gros restes de comportement ado avec Teia, qui est devenue psychologiquement adulte, on se retrouve avec un gros problème de cohérence (et une difficulté à adhérer à la chose), d’autant plus que Kip a subi autant d’événements traumatisants que la jeune fille (aussi bien avant son départ de la Chromerie que lors de la guérilla, puis de la guerre en bonne et due forme qu’il conduit dans la Forêt de sang à la tête de ses Hérauts de la Nuit) et que donc, il aurait dû se débarrasser de son comportement balourd d’ado en rut en même temps qu’elle.

Le cas Gavin

J’ai envie de dire que le cas de Kip, tel que je viens de le décrire, sera problématique ou pas en fonction de la sensibilité de chaque lecteur. Mais le cas Gavin, en revanche… Je ne vais évidemment pas spoiler, mais disons que dans sa prison, l’ancien Prisme déchu va avoir tout un tas de révélations sur son passé (et sur celui de Marissia, d’Andross, de Boisinistre, de hum, l’autre Gavin, de Kip et de Koios, certaines que le lecteur connaît déjà, d’autres qui sont totalement inédites), certaines données par d’autres (le fantôme, Andross et Boisinistre), d’autres issues de souvenirs qui remontent à la surface et qui étaient jusque là… disons réprimés. Outre le fait que le lecteur va se poser beaucoup de questions sur ce qui est « vrai » et ce qui relève du mensonge des uns ou des autres, la question de la santé mentale du personnage va sérieusement se poser, et donc tout ce qui va être « révélé » va être mis en doute. Ce narrateur est-il fiable ?

Quoi qu’il en soit (et nous aurons la réponse à la fin du roman, je vous rassure), ce qui est révélé est… énorme. Il n’y a tout simplement pas d’autre mot. Cela remet en cause l’intégralité de tout ce qui s’est déroulé dans les trois tomes précédents, et des raisons derrière ces événements. De même, un certain titre de roman prend soudain un tout autre sens… Et c’est bien ce complet changement de paradigme qui a posé tant de problèmes à certains lecteurs anglo-saxons : ils ne sont tout simplement pas parvenus à accepter cette explication. De mon côté, j’ai trouvé ça intéressant, même si la longue partie (découpée en multiples petits chapitres) sur les doutes, le calvaire et sur le chemin de la mémoire de Gavin m’a semblé trop longue.

L’univers et le magicbuilding s’étoffent

Que l’univers s’étoffe, cela n’a finalement pas grand-chose d’étonnant, car si on regarde bien, l’écrasante majorité des tomes précédents se déroulait essentiellement à la Chromerie. Dans ce tome 4, par contre, nous avons quelques scènes (très marquantes) à Paria, et surtout une très longue partie, en suivant Kip et Tisis, dans la Forêt de sang. Cet arc scénaristique, très militaire et très réussi, nous montre qu’un monde imaginaire n’a pas besoin d’elfes pour proposer du Sense of wonder sylvestre (la Vertemuraille) et un monde forestier réussi, évocateur et prenant. Nous rencontrons de nouvelles peuplades (dont des Pygmées), des créateurs ou créateurs-guerriers non-affiliés aux Gardes Noirs (les Fantômes du Bosquet d’ombre, les Chiens de l’aube -très celtiques-), et même deux Grizzlys géants qui devraient beaucoup plaire à mon ami ursidé inculte.

Aussi sidérant que cela puisse paraître, le système de magie, déjà fabuleusement complexe dans les romans précédents, continue à s’étoffer : nous en apprenons enfin plus sur la Luxine noire et sur ses Créateurs (chose que l’on sentait déjà venir dans le tome 3), sur le Chi (lumière X / Gamma), sur les graines de cristal et surtout sur la projection de volonté et celle d’âme, qui permettent d’avoir des armées que ne renierait pas un Radagast le Brun sous amphétamines. Ces deux dernières techniques ouvrent un pan assez inédit dans la magie de cet univers, et se révèlent fort intéressants.

Enfin, lors d’un curieux passage suivi d’une explication très intrigante, nous avons un aperçu d’une race de 200 immortels, en lutte contre Orholam et capables de voyager entre les mondes parallèles. Là, clairement, il ne s’agit plus de décrire une région de forêts traversées par un Grand Fleuve, mais carrément de faire exploser les frontières de ce monde en les dilatant à la dimension d’un multivers quasi-Moorcockien ! Et je ne vous parle pas des révélations quasi-finales sur la nature possible d’Orholam !

La fin est très réussie (à part le passage sur Kip et Tisis, à la fois prévisible et gnan-gnan, cassant la montée de suspense chez le lecteur générée par le sort final de Gavin et Teia, ainsi que par les révélations faites à Karris), et c’est sans problème que je lirai le tome 5 lorsqu’il sortira.

En conclusion

Je ne suis pas de ceux qui, comme certains anglo-saxons, vous conseillent de faire l’impasse sur ce tome 4 et de n’en lire qu’un résumé. Certes, il a des points faibles (Kip, qui alterne entre un chef de guerre sans pitié et un ado à peine digne d’American Pie, sa relation avec Tisis -et le changement assez incompréhensible de ce personnage en Sainte Tisis-), certes, certaines révélations sur Gavin vont laisser certains d’entre vous sur le bord de la route, mais je ne vois pas comment on peut dire qu’il ne fait pas avancer l’intrigue principale. Au contraire, on a enfin de l’action militaire, menée par les Invincibles, qui commencent à rendre coup pour coup et plus encore au Prince des couleurs (devenu le Roi Blanc). De plus, la situation de Karris et de Teia évolue également, et celle de Poing-de-Fer change radicalement. Bref, ce tome 4 est très intéressant, à la fois plus court, plus rythmé et plus nerveux que le précédent, et riche en scènes d’envergure (notamment à Paria, ainsi que plusieurs scènes militaires). Et quel changement de paradigme concernant Gavin ! Donc, malgré ses défauts objectifs ou les points de crispation qui pourront affecter certains lecteurs tout en passant très bien chez d’autres, je pense pour ma part qu’il s’agit d’une lecture tout aussi valable, globalement, que le tome 3, sinon plus.

Pour aller plus loin

Ce livre est le quatrième tome d’un cycle : retrouvez sur Le culte d’Apophis les critiques du tome 1, du tome 2 et du tome 3.

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle des Zina sur Les pipelettes en parlent, celle de Lianne,

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7 réflexions sur “Le miroir de sang – Brent Weeks

  1. Hu? American Pie ?
    Tu veux me faire fuir…. Il est certain qu’il y a des chances que je fasse partie de la population que Kip va fortement agacer. Mais, j’ai une confiance absolue dans tes conseils et si tu dis que la magicbuilding est encore sensas, que Gavin vaut le détour et qu’il faut éviter d’en lire que le résumé, alors je te suis!
    Une critique plus courte que d’habitude ou c’est moi qui suis avide ?

    Aimé par 1 personne

    • Merci. Non, ce n’est pas qu’une impression (ou de l’avidité), c’est effectivement plus court, mais en même temps c’est un tome 4, donc il y a moins de choses à expliquer sur l’univers ou les personnages.

      Aimé par 1 personne

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