Dans le sillage de Poséidon – Alastair Reynolds

Un roman intéressant même si pas tout à fait novateur, mais qui laisse un vague goût d’inachevé

sillage_poseidonDans le sillage de Poséidon est le troisième et dernier titre du cycle Les enfants de Poséidon, après La Terre bleue de nos souvenirs et Sous le vent d’acier. Il poursuit la tradition entamée avec les éditions grand format de ses prédécesseurs, avec sa couverture à bestioles dans ces tons notoirement festifs que sont le noir et le gris. Après deux romans sympathiques mais loin d’être aussi marquants que le cycle des Inhibiteurs (chef-d’oeuvre de l’auteur), ce troisième opus va-t-il parachever en beauté la trilogie ?

Dans le sillage de Poséidon est, à mon sens, supérieur à ses prédécesseurs, que ce soit sur le plan des thématiques, de l’originalité (même s’il y a encore énormément d’hommages), de la construction, du rythme ou des personnages. Malgré tout, sa fin laisse un net goût d’inachevé, tant le sort de certains protagonistes ou peuples reste en suspens. 

Avertissement : arrivé au troisième tome d’un cycle, les spoilers sont inévitables. Soyez prudents, donc, si vous n’avez pas encore achevé le tome 2. Par contre, cette critique est garantie sans divulgations majeures concernant l’intrigue de ce tome 3.

Situation

Le point de départ de l’intrigue se partage entre Creuset en 2612 et Mars en 2640. Sur la première de ces deux planètes, la fille de Chiku (verte), Ndege, est assignée à résidence depuis plus d’un siècle par le gouvernement, dont fait partie son frère Mposi. En effet, elle a trouvé une séquence d’activation du Mandala, qui a émis un rayon d’énergie qui a pulvérisé le Zanzibar qui passait malheureusement par là, faisant 417 000 victimes. Mais un signal venu du système de Gliese 163, à 70 années-lumière de Creuset, va tout changer : rédigé en Swahili, il dit simplement « envoyez Ndege ». La théorie est qu’il émane de ce qu’on appelle la Trinité, le trio (étonnant, non ?) d’intelligences emmené ailleurs par les Gardiens en échange du droit pour les humains de coloniser Creuset et d’étudier le Mandala (mais les bougres sont revenus un siècle plus tard, et en force) : Chiku verte (l’intelligence humaine), Dakota (la Tantor -éléphant « élevé », comme dirait Mr Brin-) et la Reconstruction d’Eunice Akinya (l’intelligence machinique). Car ce système est trop lointain pour avoir été colonisé par l’Homme à ce stade. On met sur pied une expédition interstellaire, mais Ndege est trop vieille pour y participer : c’est Goma, sa fille (une spécialiste de la cognition des éléphants), son épouse Ru, Mposi et une cinquantaine d’autres personnes qui partiront, dont des membres d’un mouvement anti-voyage spatial appelé Seconde Chance (les Gardiens détruisent parfois quelques vaisseaux arrivant ou en partance, ce qui fait qu’on est devenu très prudent en matière de programme astronautique).

Sur la seconde de ces planètes, Mars, Kanu Akinya (le fils de Chiku jaune) est l’ambassadeur des Nations Unies Aquatiques auprès de l’évolvarium. Le système solaire a beaucoup changé : le Mécanisme n’est plus, Ocular a été détruit (lorsqu’on s’est aperçu qu’il trafiquait ses données), des Gardiens sont apparus (comme dans tous les systèmes solaires occupés par les humains) après la Chute du Mécanisme, et les machines règnent en maîtres sur la planète rouge, sous la garde vigilante de forteresses orbitales humaines destinées à les empêcher de se répandre ailleurs. Kanu s’est lié d’amitié avec Swift, son homologue chez les IA. Suite à un enchaînement complexe de péripéties consécutif à un attentat, Kanu est lui aussi conduit à voyager vers Gliese 163. Et il sera le premier à arriver, un an avant l’expédition de Goma…

Narration, construction

La narration présente évidemment des ellipses, ce qui est compréhensible lorsqu’on sait qu’il s’agit, comme à chaque fois avec Alastair Reynolds, d’un univers de type Hard Science dans lequel le déplacement supraluminique n’existe pas (même s’il y a quelques petits arrangements comme ces moteurs Chibesa et post-Chibesa). En conséquence, l’expédition de Goma et Mposi vers Gliese 163 se fait à 0.5 c (la moitié de la vitesse de la lumière) et prend donc… 140 ans. Et vous vous doutez bien qu’on ne va pas vous les décrire en détails, surtout étant donné qu’ils se font surtout en hibernation. Il y a donc des sauts de plusieurs semaines, mois, voire siècles tout au long du roman.

Notons aussi le retour de l’usage du pronom « alle », heureusement très occasionnel, dont on ne sait toujours pas à quoi il fait référence. Voilà le genre d’effet de manche (et de mode) qui m’énerve profondément, tant il ne sert et ne correspond à rien. 

Dans le premier tiers, la narration alterne entre des chapitres vus du point de vue de Goma et compagnie et d’autres vus selon celui de Kanu, sa femme Nissa et Swift, l’IA. C’est la même chose dans le reste du livre (sauf vers la fin où le point de vue est unique), à ceci près qu’à partir du deuxième tiers (et de l’arrivée des deux expéditions dans le système de Gliese 163), elle devient beaucoup plus intéressante : au lieu que chaque point de vue soit séparé, ils se nourrissent l’un de l’autre. Je m’explique : ce système présente tout un tas de particularités (sur lesquelles je vais soigneusement éviter de m’étendre pour vous laisser la surprise), et est déjà occupé par plusieurs disons… factions. Goma va entrer en contact avec l’une d’elles, Kanu avec l’autre. Ces deux factions ont eu une histoire commune dans le passé, mais sont aujourd’hui antagonistes (pour simplifier : c’est plus compliqué que cela en réalité). Chacune va raconter sa version de l’histoire, mais le lecteur va vite s’apercevoir qu’une des deux ment forcément (leurs récits sont incompatibles entre eux). Mais laquelle ? Chaque point de vue alterné fait petit à petit avancer l' »enquête », pourrait-on dire, et se nourrit du précédent (ou le contredit !), jusqu’à ce que la vérité éclate. Et même là, on s’apercevra que la menteuse n’est pas forcément indigne de confiance, et que celle qui a dit la vérité fait peut-être des choses pas catholiques dans le dos de ses « alliés »…

Bref, j’ai trouvé ce processus habile et intéressant, d’autant plus qu’il ménage pas mal de suspense. Le roman devient un vrai page-turner dès le second tiers entamé. Signalons aussi un Sense of wonder assez colossal, essentiellement lié à l’exploration de la Superterre aquatique Poséidon qui donne son nom à la fois à ce tome et au cycle tout entier, mais qui est aussi présent dans la courte partie sur Europe.

Signalons que dans le premier tiers, le voyage de Kanu sur Terre peut paraître long, plat et ne servir à rien, mais que ce n’est en fait pas le cas : il a une utilité réelle, qui n’apparaîtra cependant que plus tard.

Thématiques, hommages

Dans un mélange de choses vues chez Arthur Clarke et Peter Watts (à propos de l’opposition entre intelligence-conscience de type humain et intelligence seule, de type machinique chez le premier et organique chez le second), Alastair Reynolds propose sa propre déclinaison, originale, de la seconde de ces deux variantes : il imagine qu’une espèce puisse devenir tellement (prodigieusement) intelligente que non seulement elle perde la conscience d’elle-même, mais qu’elle ne se rende même pas compte qu’elle l’a perdue. Comme si la conscience n’était qu’un phénomène transitoire, encadré entre deux plages de niveau d’intelligence, une inférieure à partir de laquelle elle émerge, une supérieure au-delà de laquelle elle disparaît. C’est bluffant, il n’y a pas d’autre mot. 

Toujours au chapitre des hommages, il y a d’autres points qui rappellent Arthur Clarke (chez les Bâtisseurs-M -les fabricants des Mandala- ainsi que chez les Gardiens qui, au final ressemblent de façon suspecte aux Monolithes), Joe Haldeman (dans une certaine manière de voyager entre les étoiles et les effets de décalage temporel induits entre voyageurs et personnes restées sur leurs planètes), David Brin, évidemment (pour tout ce qui concerne les éléphants, qui virent pendant une partie de l’histoire côté obscur comme certains dauphins de Marée Stellaire), mais aussi Peter Hamilton (même point que Clarke concernant les Bâtisseurs-M) et même Dan Simmons (il y a des choses chez Swift qui évoquent Albédo).

Et puis, il y a le point clef de l’histoire, qui, dans sa dimension ultra-nihiliste pour ce qui est du sens de l’existence humaine (pour ne pas dire celle de l’univers…), rappelle Lovecraft. Par contre, l’approche de ce phénomène (difficile d’en dire plus sans spoiler) est aussi positive, anti-Lovecraftienne que possible, c’est à signaler.

Le thème central du roman, outre le sens de l’existence, est celui de la communication, de l’empathie, de la compréhension, la coexistence et de la coopération entre espèces / intelligences très différentes, qu’elles soient organiques ou machiniques (Gardiens, évolvarium martien), qu’elles soient humaines, aquatiques ou Tantors, qu’elles aient évolué naturellement ou qu’elles soient le produit d’améliorations génétiques et / ou cybernétiques. Dans ce livre profondément humaniste, l’auteur insiste à de nombreuses reprises sur le fait qu’une approche positive, ouverte, tolérante, etc, est préférable à la destruction aveugle, la défiance, les menaces, les manipulations et la compétition. Il prône le pardon, le respect des différences, et, reprenant la philosophie d’Asimov, fait de la violence le dernier refuge de l’incompétence, préférant laisser une large place à la diplomatie. Le but est de vivre ensemble, malgré nos différences. Un bel idéal… qui n’empêche malgré tout pas l’intrigue d’être remplie de mensonges (parfois par omission), de traîtrises et de manipulations !

Signalons que ces thématiques sont portées par d’intéressants et beaux personnages, qu’ils soient anciens (déjà connus) ou nouveaux. 

Mais… une fin frustrante

Globalement, le roman est réussi et intéressant, pas de problème là-dessus. A ceci près que la fin est frustrante : certes, la plupart des arcs scénaristiques sont réglés, mais en revanche le sort de certains personnages, voire espèces, n’est pas tranché de façon satisfaisante (à mon goût), laissant un goût d’inachevé sur le palais. Oh, il ne manque pas grand-chose, juste un épilogue à long terme ne nous laissant pas en plan, incertain de la tournure des choses, que ce soit pour l’Humanité, les Tantors, les Machines, les Gardiens, ou même pour certains personnages, dont Nissa et Kanu. Pas besoin de faire des tomes supplémentaires (la trilogie est supposée être achevée, après tout), même s’ils seraient les bienvenus, surtout s’ils étaient au même niveau.

En conclusion

Ce troisième tome, à mon avis le plus réussi de la trilogie, met un terme de façon satisfaisante à la plupart des arcs narratifs lancés depuis le début du cycle, même si la fin est frustrante tant elle laisse le lecteur en proie à certaines questions, que ce soit sur le sort de certains personnages ou celui de certaines espèces (dont l’Humanité et les Gardiens). Laissant une large place au Sense of wonder, ce roman est surtout une ode à l’humanisme, l’ouverture aux autres, à la communication entre les gens (et les espèces) et à la diplomatie, par opposition à la compétition, la violence et la défiance. Très inspiré par certains grands auteurs (surtout Arthur C. Clarke), le livre sait aussi se faire original, surtout lorsqu’il fait un pied de nez au nihilisme cosmique de Lovecraft ou qu’il donne sa propre définition (différente de celles de Clarke et de Peter Watts) de ce qu’est une intelligence sans conscience d’elle-même. On retiendra la narration très habile à partir du début du deuxième tiers, où deux points de vue s’entrelacent pour construire globalement une histoire commune, tout en se contredisant parfois, générant un jeu de « qui ment, qui raconte la vérité ? » avec le lecteur et les protagonistes.

Pour aller plus loin

Ce roman est le dernier tome d’une trilogie : retrouvez sur Le culte d’Apophis les critiques du tome 1 et du tome 2.

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce livre, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Vert, de Shaya,

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22 réflexions sur “Dans le sillage de Poséidon – Alastair Reynolds

  1. Bon vu que j’ai pas encore lu le tome 2 (merci du rappel), j’ai juste lu ta conclusion. C’est bon à savoir que le tome 3 est le plus réussi, je serais contente d’y arriver ^^.

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  2. Merci beaucoup pour ces critiques, la trilogie est dans ma liseuse. Je la commence dès que je termine Echopraxie de Peter Watts, auteur qui passe dans ma liste AAA dorénavant. J’avais laissé les deux premiers tomes de côté sachant que je n’allais pas retrouver le Reynolds du cycle des Inhibiteurs. Mais tes allusions à la forme de Kim Stanley Robinson que j’apprécie aussi dans le cycle martien ont ravivé mon intérêt. Ayant de plus un bagage suffisant pour apprécier les clins d’oeil et les hommages cités, je pense que je vais me régaler ces prochains jours…

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  3. Tu sais ce que j’ai pensé du premier tome qui ne m’avait pas enthousiasmée autant que je m’y attendais. La suite de l’aventure avait donc été mise entre parenthèses, afin de voir si poursuivre la lecture apporterait davantage de satisfaction.
    Ta critique du tome 2 n’était pas de taille a créer un déclic, en revanche, celle-ci m’inspire bien davantage, et vu que les thématiques et arc scénaristiques sont globalement bien résolus, je vais donc continuer. Surtout avec le sense of wonder que tu as souligné. J’ai pas encore lu KS Robinson, mais je compte bien palier à ce « retard »! Merci Apo pour cette chronique très convaincante et alléchante (malgré ton bémol final et alle)

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    • Merci 🙂

      Ah oui, niveau Sense of wonder, tu peux y aller, c’est du lourd !

      Sinon la trilogie martienne de KSR est vraiment à lire absolument, c’est un monument de la SF, même si elle n’est clairement pas taillée pour plaire à tout le monde : l’écriture de l’auteur est aride, et puis il faut avoir une affinité plus que minimale pour la planétologie, la Hard SF et l’évolution des sociétés. Le but n’est clairement pas l’aventure mais la description la plus précise possible de la colonisation et la terraformation de la planète rouge. Par contre, on s’y croirait, tant les descriptions des paysages martiens sont saisissantes. Cependant, ce n’est pas dépourvu d’émotion, notamment via le combat des « écologistes » locaux contre la terraformation.

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  4. Merci pour la critique de la trilogie . La trilogie vaut elle le coup par rapport à ce qui est produit ces dernières années en SF ? ( ayant lu le cycle des Inhibiteurs ( je ne m’attend pas à aussi bien) , Arthur.c.Clarke , Robinson , David Brin , Ian.M.Banks etc…) . Merci d’avance pour ta réponse.

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    • Globalement, c’est intéressant, à deux bémols près : c’est nettement inférieur au cycle des Inhibiteurs (premier point) et il ne faut pas y chercher une SF révolutionnaire (sauf sur l’aspect Solarpunk du tome 1), plutôt quelque chose qui s’inscrit dans la continuité des grands auteurs que tu cites (sauf Banks, avec qui ça n’a pas grand chose à voir), second point.

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  10. Une piste :
    « Ille » (bien que non mentionné) serait le fils/mélange des gênes de deux hommes.
    « Alle » serait la « fille » de deux femmes, ce que le couple Goma/Ru préfigure peut être?

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    • C’est possible, mais ce qui m’ennuie, c’est que le terme est employé dans deux des trois tomes, qu’il n’est jamais expliqué et que l’auteur ne nous donne même pas d’indices pour avoir une certitude raisonnable pour déduire sa signification. Comme je le disais dans la critique du tome 2, ce pronom aurait aussi bien pu signer un androïde, comme le « A » précédant le nom au lieu du « H » chez Dan Simmons.

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      • Si je me souviens bien, dans le 2ème tome, il y a une mini explication relative à Travertine qui n’a pas vraiment de genre.

        Alle (ze il me semble en anglais) est un pronom agenré (déjà en usage confidentiel mais qui se déploie petit à petit). L’auteur ne l’explique pas et c’est justement tout l’intérêt : les personnes ni mâle ni femelle sont une composante commune dans ce futur imaginé par Reynolds. Seuls le lecteur du 21ème siècle peut ne pas comprendre mais la société humaniste qu’il a imaginé a déjà intégré cette notion.

        À titre personnel, j’ai trouvé l’utilisation de ce pronom très intéressante et permettant l’intégration des personnes agenrées de manière fluide.

        Reynolds fait preuve non seulement d’une vision technologique mais aussi sociale. Il est très rafraîchissant de voir de nombreux personnages LBGT parfois au cœur de l’intrigue sans que leur sexualité ne soit un élément « extraordinaire ».

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