L’œil brisé – Brent Weeks

75 % bof, 24 % trépidant, 1% transcendant

oeil_briséL’œil brisé est le troisième tome du cycle Le porteur de lumière, après Le prisme noir et Le couteau aveuglant (le tome 4, Le miroir de sang, paraîtra en français le 28 juin, et sa critique vous sera proposée sur ce blog début juillet). Il s’agit d’un véritable monstre de… 1080 pages. Alors que ses prédécesseurs proposaient une montée en puissance plus ou moins rapide et progressive, celui-ci s’enfonce dans un relatif marasme durant les trois quarts de sa longueur totale (et 75% de 1080 pages, ça fait beaucoup…), avant de se réveiller d’un coup au début du dernier quart, devenant trépidant et très intéressant, et de ménager une énorme révélation (quasi-)finale !

Avertissement préalable : arrivé au troisième livre d’un cycle, les spoilers sur les tomes précédents sont inévitables. Ce qui suit est garanti sans révélation majeure sur l’intrigue de ce tome 3, pour le reste, c’est à vos risques et périls. Si vous ne souhaitez rien savoir, je vous conseille de sauter directement à la conclusion. 

Situation

A la fin du Couteau aveuglant, nous avions laissé nos deux héros dans une situation hautement périlleuse : Gavin, privé de son pouvoir et aux mains du Canonnier, et Kip capturé par Zymun. La façon dont ces deux personnages vont se sortir de ces pièges est très différente : le sort de Gavin ne va cesser de s’aggraver et il va tomber de Charybde en Scylla durant tout le roman, tandis que Kip va rapidement s’en sortir et retourner à la Chromerie, reprenant ses magouilles politiques et ses jeux de cartes avec son pépé, l’épouvantable Andross Guile.

(évolution des) Personnages

L’évolution de certains personnages était déjà sensible dans le tome 2, et l’auteur continue sur la même voie : non seulement Kip, par exemple, va continuer à mûrir sur le plan psychologique (même si on peut regretter des passages où l’auteur tombe dans certains travers à la limite extrême du Young Adult, et qui contrastent violemment avec une évolution globale de Kip tendant plus vers l’homme que vers l’ado en rut), mais en plus, du fait de certaines de ses aventures et de son entraînement de Garde Noir, il va subir un début de transformation physique. Mais plus que cela, plus le livre va avancer, et plus il va changer de stature aux yeux de ses camarades.

Mais il n’est pas le seul à voir sa psychologie ou sa place dans le monde évoluer : c’est également le cas de Teia, qui va jouer un jeu très périlleux, coincée entre les magouilles de la Chromerie et un ancien ordre d’assassins (et d’hérétiques) qui veut la recruter, le fameux Œil Brisé qui donne son titre au roman. Cet arc introduira d’ailleurs un des rares nouveaux personnages, à savoir Maître Shlak, un redoutable tueur et manipulateur qui se fait parfois appeler Meurtre Shlak.

Puisqu’on parle nouveaux antagonistes, Brent Weeks en profite pour faire apparaître la très puissante et très sanguinaire sœur de Poing-de-fer et Poing-d’acier (qui joue un rôle accru dans cet opus), qui n’a mais alors rien en commun avec ses deux héroïques frères. Aux côtés des Malargos, qui ont eux aussi un rôle très accru dans l’aventure, elle va faire bien des misères à Gavin. Et enfin, n’oublions pas Zymun, dont le pouvoir va être décuplé (et le point de vue adopté dans quelques chapitres), et l’épouvantable Andross, qui va lui aussi atteindre des sommets. Signalons, par contre, que Liv est très en retrait (elle doit apparaître dans quelque chose comme trois-quatre chapitres seulement), mais est devenue capo, si j’ose dire (ok ? *voix de Joe Pesci*), enfin comprenez Eikona (chef) des Ultraviolets passés du Côté Obscur.

C’est une fois de plus Gavin qui va être le vrai point focal du récit, plus encore que Kip (sauf sur la fin et dans quelques passages très précis des trois premiers quarts) : en effet, la perte de ses pouvoirs le conduit à se remettre complètement en question. Il s’est toujours uniquement défini par rapport à ces derniers, et leur perte cause un énorme changement de paradigme (sans parler du choc de passer de la toute-puissance magique et politique au statut de jouet pour toutes les perversions sadiques de ses ennemis). J’ai réalisé, en lisant ce livre, que j’avais manqué une référence (pourtant rétrospectivement limpide) à Iain Banks dans les premiers romans, mais ici, c’est un parallèle avec Ursula Le Guin (plus précisément, avec Tehanu) que j’ai rapidement fait (bien que la modification de statut d’un certain personnage dans le roman de l’auteure soit beaucoup mieux vécue que dans celui de Weeks). Signalons, pour terminer, que sa transformation est loin de se placer uniquement sur le plan de la magie, de la psychologie ou du statut : il subit aussi plusieurs transformations physiques, dont la dernière est… radicale.

Et puisqu’on parle de changement de paradigme, Karris ne va pas être en reste, puisque elle aussi va changer radicalement de statut, et pas qu’une fois au cours du livre (la dernière évolution, à la fin, étant, et de loin, la plus radicale : le tome 4 va être passionnant à ce niveau).

(évolution de l’) Univers et Système de magie

Ce qui est très frustrant, c’est que l’auteur contrevient à la règle du « show, don’t tell » (« montre, ne raconte pas ») à propos de la guerre qui fait rage avec l’armée du Prince des couleurs. Et c’est d’autant plus frustrant qu’il s’étend beaucoup sur d’autres choses (voir plus loin), en bien trop amples détails.

Un point positif, par contre, est la plus large place laissée aux Luxiats (les prêtres d’Orholam) et les révélations sur la façon dont les Prismes et le Blanc sont choisis ou intronisés. Enfin, comme je l’ai évoqué, nous en apprenons plus sur l’œil brisé (très ancien ordre d’hérétiques vendant leurs services en tant qu’assassins d’élite… y compris à certains membres du Spectre, si vous voyez ce que je veux dire) ainsi que sur l’Histoire (particulièrement sur celle, à la Dallas, de la famille Guile sur 600 ans) et la théologie / cosmogonie de cet univers.

Niveau magicbuilding, assez peu de nouveautés (en même temps, les tomes 1 et 2 étaient extrêmement riches à ce niveau -certains disent même trop, ce qui n’est pas mon cas-), à part pour les créateurs Paryl (bande de fréquences Terahertz) et les décomposeurs de lumière (on reste par contre frustré, on aurait bien aimé en savoir encore plus sur les « sorts interdits » des créateurs Orange). Depuis que j’ai appris l’existence des créateurs Chi (bande de fréquences… X et Gamma !) dans les annexes du roman précédent, je désespère de les voir apparaître, mais ce ne sera pas dans ce tome, malheureusement (dans le 4 ? Siouplait, à vot’ bon coeur m’sieur Weeks  😀 ). Signalons, au passage, qu’en une occasion, le traducteur confond allègrement bande de fréquences et plage de longueur d’ondes, ce qui donne lieu à un passage qui, sur le plan physique, n’a aucun sens : on nous parle d’infrarouge à haute fréquence (au lieu de longueur d’onde) et d’ultraviolet à haute longueur d’onde (au lieu de fréquence). Et puis évidemment… il y a la Luxine noire. Si, si, ça existe. Mais là aussi, on reste frustré, parce que… mais j’en dis trop !

Enfin, on a un aperçu d’une sorte de révolution « industrielle » techno-magique à venir, qui intrigue beaucoup et dont j’espère que nous aurons quelques aperçus dans le tome 4.

(Problèmes de) Rythme et narration (et « Effet Jeanne et Serge »)

De mon point de vue, le tome 2 partait sur des bases plutôt rythmées et ne faisait que monter en puissance progressivement par la suite, tandis que le 1, s’il avait un départ diesel, se rattrapait très, très largement au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue. Rien de tel ici : d’une part les trois premiers quarts du roman sont un long (quasi-) marasme où il ne se passe pas grand-chose de passionnant (sans que ce soit ennuyeux, hein), et d’autre part quand ça se réveille (au début du dernier quart), cela se passe d’un coup, sans montée progressive. Mais honnêtement, cela valait le coup d’attendre : cette dernière partie est très rythmée, trépidante, passionnante, riche en scènes (de combat) d’envergure. Et que dire de l’ENORME révélation pré-finale, qui remet en cause une des certitudes les mieux ancrées du lecteur à propos de cet univers ?

Niveau narration, le problème des trois premiers quarts, outre le rythme assez plat, se situe dans ce qui est raconté : une large place est laissée à des flashbacks, à des explications théologiques ou des révélations sur l’Histoire de cet univers qui sont parfois d’un intérêt douteux. De plus, l’auteur s’est lancé dans trop d’intrigues secondaires, perdant en grande partie la focalisation sur la principale, avant de reprendre ses esprits dans le dernier quart.

La narration n’est, de plus, pas dépourvue de maladresses très surprenantes chez un écrivain du calibre et de l’expérience de Brent Weeks : citons le flashback montrant les confessions effectuées par Gavin lors de son premier Jour du Soleil en tant que Prisme (un interminable et fort malhabile inventaire à la Prévert) et l’info-dump éhonté lors de la réunion des hérétiques à laquelle Teia assiste contre son gré. Et surtout, la dose d’introspection est pratiquement insupportable, atteignant le niveau des plus verbeux des David Weber et la limite de ce que j’appelle « l’effet Jeanne et Serge » (anime mettant en scène des volleyeuses et où un épisode pouvait commencer sur un saut pour frapper le ballon, et se terminer alors que le sommet du bond n’était pas atteint parce que pendant les 0.87 secondes écoulées en temps réel, le protagoniste avait revu les événements des dix années précédentes, en gros) : comprenez qu’entre deux phrases ou actions, le personnage peut réfléchir pendant un temps subjectivement très long et après des pages, des pages et encore des pages à se farcir pour le lecteur.

Une particularité également : c’est le tome le plus « hot » des trois, le sexe et l’attirance sexuelle jouant un rôle non négligeable dans l’intrigue. Alors, Kip va-t’il perdre son pucelage ? Ah, ah, pas de spoilers, on a dit !

De grandes scènes, des révélations

Même si 75 % du roman est assez plat, cela n’empêche pas les grandes scènes occasionnelles et les révélations : celles entre Andross et Kip, la nature du Couteau aveuglant, les graines de cristal des Banes, la scène hors du temps entre Abaddon et Kip, celle du supplice de Gavin, et puis évidemment tout ce qui concerne le dernier quart, dont cette incroyable révélation quasi-finale.

La fin est très réussie, et donne franchement envie de connaître les aventures des Invincibles dans le tome 4.

En conclusion

Après des tomes 1 et 2 globalement très réussis et très prenants, et l’énorme cliffhanger de la fin de ce dernier, ce tome 3 part sur des bases beaucoup plus molles, n’offrant pas la constante montée en rythme de ses prédécesseurs pour s’enfermer dans une narration globalement trop plate durant ses trois premiers quarts (sur 1080 pages…). Verbeuse, perdant la focalisation sur l’intrigue principale au profit (notamment) de nombreuses intrigues secondaires, cette partie déçoit, sans jamais tout à fait ennuyer cependant. Et puis… tout se débloque brutalement au début du dernier quart, extrêmement nerveux et riche en scènes d’envergure, avant une fin explosive, dotée d’une énorme révélation qui remet bien des choses en cause et change, comme c’est la coutume avec Brent Weeks, le statut des antagonistes ou protagonistes. L’évolution constante des personnages reste d’ailleurs toujours aussi intéressante.

Au final, si ce tome 3 ne se hisse pas à la hauteur (vertigineuse) des deux autres, il reste globalement (et j’insiste sur ce terme) intéressant, mais n’en déçoit pas moins. La fin est néanmoins une puissante incitation à lire le tome 4, qui paraît en français fin juin.

Pour aller plus loin

Ce roman est le troisième d’un cycle : retrouvez sur Le culte d’Apophis les critiques du tome 1, du tome 2

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce livre, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lianne sur De livres en livres, celle de Blackwolf sur Blog-o-livre,

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13 réflexions sur “L’œil brisé – Brent Weeks

    • Le cycle vaut vraiment le coup sur les deux premiers tomes. D’autant plus qu’il propose un système de magie finalement très scientifique (basé sur la Lumière et très inspiré par les comics consacrés aux Lantern -green ou autres-).

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  1. Je vois je vois, j’ai du relire mon avis parce que je ne me souvenais plus bien de ce que j’en avais pensé en détail (juste de mon avis global qui était positif)

    Je pense que la différence entre nous deux c’est que j’ai totalement adoré tous les passages avec Gavin, lors de sa chute. Ces passages je les attendais, j’étais totalement à fond dedans. En fait après tout je pense que c’est comme les passages avec Kaladin dans le premier tome de Roshar de Sanderson, quand on a un personnage qui atteint le fond du fond et qui pourtant lutte pour s’en sortir même si ça ne l’amène qu’a plus de souffrance, c’est un sujet qui m’intéresse vraiment.

    Du coup je n’ai pas du tout trouvé que c’était long sur le coup. Même si c’est vrai qu’après tout ce ne sont pas des passages rythmiques, dans le sens ou il ne se passe pas grand chose, c’est vrai.
    Mais le ressentit que j’en ai eu a suffit à me plaire sur l’ensemble ^^

    Puis bon faut se l’avouer je suis du genre à pouvoir changer totalement d’avis sur un livre si la fin est réussi, parce que c’est ce qui compte le plus pour moi, et ici la fin est vraiment superbe, du coup je ne pouvais qu’aimer xD (je sais, ce n’est pas très logique, mais je ne peux pas trop l’expliquer)

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    • Ah mais certains passages avec Gavin sont très intéressants (notamment ceux où il se trouve chez Eirene et bien entendu celui dans l’Hippodrome), je n’en disconviens pas. Et pour ce qui est de la fin (je dirais même tout le dernier quart), elle m’a fait complètement changer d’avis sur le roman, que je trouve globalement bon au final, même si, pour moi, pas à la hauteur du tome 1 et surtout du tome 2, que j’ai trouvé génial.

      En tout cas, ça ne va pas m’empêcher de lire le tome 4 dans quelques semaines, d’autant plus qu’il est beaucoup moins long (à peine 600 pages, une misère 😀 ).

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  2. De lui j’ai lu que la voie des ombres et j’ai trouvé ça bof, du coup j’ai pas encore lu la suite ni cette seconde série. Et il est toujours pas trop en priorité.

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      • Hum, pas sur, j’ai lu Le porteur de lumière avant de commencer la voie des ombres, et je ne sais pas si c’est le fait justement d’avoir adoré la première qui a fait qu’en fait je n’ai pas du tout aimé la seconde.
        J’ai trouvé le rythme mauvais, les personnages pas vraiment attachants et trop changeants, au final j’ai trouvé qu’elle avait bien plus de défauts que de qualités.

        Du coup aimer l’un ne veut pas forcement dire aimer l’autre, je ne pense pas qu’on puisse vraiment faire de conclusion de ce genre, surtout que les deux séries sont en fait très différentes.

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  3. J’avais bien aimé La Voie des Ombres, je ne me suis pas lancé dans cette saga et je me demande si je n’ai pas raté quelque chose, au regard de ton avis général, au delà de ce troisième tome… Je suis tenté !

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  4. Malgré tes 75% de bof, je suis très tentée. déjà les deux premières critiques déchirent et je regrette de ne pas avoir un cerveau supplémentaire avec une paire d’yeux associée qui ne ferait que lire.
    J’espère débuter la série d’ici la fin de l’année… qui passe trop vite!

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