Saisons funestes – Glen Cook

A ce stade du cycle, c’est le roman le plus exigeant mais aussi un des plus intéressants

saisons_funestesSaisons funestes est le septième roman du cycle de la Compagnie noire, ainsi que le premier de son troisième et dernier sous-cycle, les Livres de la Pierre scintillante. Son intrigue est en grande partie parallèle aux événements décrits dans Rêves d’acier, et se concentre sur le siège de Dejagore. Il montre, pour l’essentiel, les luttes entre différentes factions à l’intérieur des murs de la ville, ainsi que leurs conséquences pour l’avenir, voire la survie, de la Compagnie et de sa quête de la mythique Khatovar.

D’entrée, Glen Cook surprend : on s’attend forcément à ce que Toubib et Madame se lancent à la poursuite de qui vous savez pour récupérer ce que vous savez (<– ceci est un habile dispositif anti-spoiler), et en fait, pas du tout. L’intrigue est narrée par Murgen, et fait des allers-retours entre le présent (4-5 ans après le siège de Dejagore) et la période correspondant à celui-ci. Donc, l’intrigue qui tourne autour de Kina avance en fait très, très peu. Est-ce décevant ? Une fois le livre fini, pas du tout. Même si, de prime abord, ça déconcerte (surtout si on a suivi l’ordre de lecture des éditeurs français, avec La pointe d’argent en sixième position…). 

J’attire votre attention sur le fait qu’arrivé au tome 7 d’un cycle, les spoilers sur le contenu des tomes précédents sont inévitables, ce qui fait que cette critique en contient fatalement. Par contre, elle est garantie sans spoiler majeur sur l’intrigue propre à ce roman. Je rappelle aussi que dans la conception américaine (qui est celle adoptée sur ce blog), le tome 6 est Rêves d’acier, pas La pointe d’argent.

Narration et structure *

We were here, Boy, 2015.

Si vous êtes arrivé à ce stade du cycle, vous savez que Glen Cook aime surprendre, innover, ne pas se reposer sur ses lauriers, ne pas faire « juste » un tome de plus dans un cycle interminable en appliquant à la lettre la recette qui a fait le succès  du roman précédent. Et c’est quelque chose que j’aime beaucoup chez lui. C’est un écrivain qui soigne la structure et la narration de ses romans, comme je l’ai démontré dans les critiques précédentes.

Saisons funestes ne fait pas exception à la règle, bien au contraire : en gros, il combine les techniques employées dans certains des livres précédents, en un tout cohérent mais qui nécessitera parfois certains efforts de votre part. Nous avons donc droit à un changement de narrateur (Murgen au lieu de Toubib, Madame ou Casier), ainsi qu’à des petits chapitres (101 pour 401 pages plutôt aérées) et de nombreux flash-backs ou -forward par rapport au chapitre précédent. Il y a également des alternances entre points de vue et mode de narration, avec mode à la première personne, narrateur omniscient (ce point étant très astucieusement justifié dans l’intrigue) et même adresse au lecteur ! Le plus étrange est finalement de voir Toubib par les yeux de quelqu’un d’autre que Madame ou que lui-même !

Pour résumer : suite à un processus dont on ne comprendra les causes et instigateur réels qu’en fin de roman, Murgen fait des allers-retours entre l’époque du siège de la ville de Dejagore et le « présent », à savoir une période située 4-5 ans plus tard (il se rend parfois à des époques situées légèrement avant le présent mais bien après la bataille). Lorsqu’il passe de l’une à l’autre, il fait ce qui ressemble à une crise d’épilepsie ou un coma, et alors que son corps reste là où il est, son esprit va en avant ou en arrière dans le temps, où il peut agir, parler, etc, normalement dans son corps de l’époque. Il a parfois certains « souvenirs du futur », en clair il connaît déjà certains événements qui ne se sont pas encore déroulés au point temporel où il se trouve (ça a l’air compliqué exprimé comme ça, mais c’est limpide dans le roman).

Autant le dire, au début, on ne saisit pas immédiatement tout, et même une fois qu’on commence à appréhender le processus, il faut parfois s’accrocher pour suivre (sans avoir à aucun moment le sentiment que Glen Cook a perdu la maîtrise de son récit, c’est à souligner). Cependant, et j’insiste là-dessus, ce n’est pas pénible ou réellement dur à suivre, juste relativement exigeant. De toute façon, dès les premières lignes, on est happé dans ce roman, et ce pour une raison très simple : Murgen fait un résumé des « épisodes précédents » plein de cette gouaille que ses lecteurs aiment tant chez Cook, et qui vaut son pesant d’or. Pauvre Murgen ! Porte-étendard sans drapeau, annaliste remplaçant bien contre son gré, Capitaine et Lieutenant à la fois sans réellement en porter le titre mais en étant forcé d’endosser toutes leurs responsabilités, surtout face à un Mogaba qui conteste cette position officieuse.

Les petits chapitres que j’évoquais plus haut sont, de prime abord, un peu pénibles (ils donnent une impression hachée relativement désagréable), mais ils sont justifiés par le yo-yo dans le temps, et permettent aussi de marquer, d’une certain façon, le style propre à un nouvel annaliste.

Un dernier point à souligner est que certains des événements décrits dans le livre sont tout simplement un autre point de vue sur certains de ceux décrits dans le tome 6 : est-ce une facilité, est-ce ennuyeux ? Pas du tout. Au contraire, ça éclaire pas mal de choses, les fait voir sous un jour nouveau (on regarde notamment Toubib d’un œil neuf).

Style

Glen Cook et son traducteur atteignent des sommets en terme de gouaille et de dialogues dans ce tome 7 : c’est simple, je croyais déjà les avoir atteint en lisant Jeux d’ombres, mais là on est clairement au-delà. Le fait que Qu’un-œil soit nettement plus présent que dans certains des autres romans n’est pas étranger à cette impression, d’ailleurs.

En plus de cette écriture très « colorée », emblématique du cycle, une nouveauté est remarquable : Saisons funestes décrit une romance entre deux personnages d’une façon tout à fait poignante par moments, et en tout cas sur un ton complètement différent de celui, humoristique, employé pour décrire le jeu de « je t’aime, moi non plus » entre Toubib et Madame. Voilà un registre sur lequel le lecteur n’attendait peut-être pas Glen Cook, mais qui se révèle en tout cas à la fois prenant et une force du livre.

Univers et intrigue

L’univers continue à s’étoffer, avec une inspiration qui, de l’Afrique, puis de l’Inde, glisse peu à peu vers l’Himalaya (on nous parle hautes chaînes de montagnes avec des noms qui sont de quasi-anagrammes -comme Shindai Kus par exemple- de ceux de massifs bien réels du sous-continent Indien, comme l’Hindu Kush) et vers le delta du Mékong (les Nyueng Bao sont d’évidence complètement inspirés par les Vietnamiens, les Cambodgiens ou les Thaïs). C’est pour moi une excellente chose, tant cela tranche de façon extrêmement agréable avec le sempiternel médiéval-fantastique d’inspiration européenne.

Un des autres points forts du livre est une immersion impressionnante à la fois dans le siège de Dejagore / Couve-Tempête, et surtout dans les luttes internes (à l’intérieur des murs de la cité) entre factions qui le caractérisent. Les alliances fragiles entre elles ne tiennent que grâce au siège, mais chacun ou presque se méfie des autres et est prêt à trahir ou sauter à la gorge à tout moment. Nars menés par Mogaba, anciens de la Compagnie Noire venus du Nord et esclaves libérés qui les suivraient en enfer, Jaicuris (habitants originels de Dejagore), Nyueng Bao (des pèlerins qui se sont retrouvés coincés dans la ville à cause des combats et qui contestent la souveraineté du Delta à Taglios), auxiliaires Tagliens Vednas d’un côté et Gunnis de l’autre, les factions sont, on le voit, très nombreuses.

457146d4a6f155f2795250589b699688On vit littéralement les conditions de vie lors du siège, à l’intérieur des murs, comme si on y était. On se passionne aussi pour les stratagèmes de la Compagnie Noire, dont les soixante hommes tiennent en échec à la fois les manigances de l’ennemi et celles de Mogaba. Enfin, on découvre, fasciné, les Nyueng Bao, de petits bonshommes aux femmes à la beauté impressionnante, très grégaires, très « un pour tous, tous pour un », dotés d’une science de l’escrime absolument redoutable (dont les Félons vont faire les frais), et, surtout, d’un art de la discrétion et du camouflage qui fait d’eux des espions hors-pair.

On assiste aux manœuvres politico-diplomatiques entre factions, avec des alliances entre elles ou même parfois… avec l’ennemi ! Bref, dans le genre « coups de pu*e », on se régale (c’est de la Dark Fantasy grim & gritty après tout). Un des moteurs de l’intrigue est aussi, pour le lecteur et les protagonistes, de découvrir la cause et le responsable du curieux phénomène qui affecte Murgen.

Par contre, c’est à signaler, celui qui est là pour connaître le destin de… hum, ce qui a été volé à Madame à la fin de Rêves d’acier risque d’être cruellement déçu, vu que ça avance vraiment très, très peu sur ce plan là. Dans le tome suivant, par contre, on risque d’en prendre plein les yeux. Pourtant, ce tome réserve une révélation explosive sur un point capital, à savoir la cause réelle de la frayeur inspirée par la Compagnie Noire dans ces terres du sud.

Personnages

Outre de nouveaux personnages Nyueng Bao tous plus intéressants et / ou pittoresques les uns que les autres, les deux personnages « historiques » du cycle les plus mis en valeur sont Qu’un-œil (qui a mis au point une Lance aux propriétés meurtrières et, d’une façon générale, qui a un rôle très accru dans la guerre) et surtout Murgen (sans compter Fumée, qui hérite d’un nouveau rôle aussi important que surprenant).

D’une façon générale, on peut remarquer que ce tome 7 est l’image-miroir (donc inversée) du tome 6 : les personnages mis en valeur dans ce dernier sont quasi-complètement, voire totalement absents, tandis qu’au contraire tous ceux à peine entraperçus, au mieux, dans Rêves d’acier sont ici mis au devant de la scène. Ainsi, si lame est souvent évoqué, on ne le « voit » jamais (et Madame, à peine plus), mais par contre, on retrouve Mogaba, Saule Cygne, Cordy Mather, l’apprentie de Trans’, et ainsi de suite.

Ce qui est également intéressant est qu’on en apprend plus sur les origines des rivalités, voire haines meurtrières, entre certains personnages, voire sur les origines tout court de certains d’entre eux (on a plus de détails sur qui n’est pas Ombrelongue ou sur qui il -elle ?- pourrait être).

Enfin, on prend du recul sur certains personnages emblématiques ou leur rôle passé d’annaliste : Murgen devient critique sur Toubib en fin de roman (notamment sur le fait qu’il pense avec un certain organe et pas un autre dès que Madame est concernée), et il jette un regard désabusé sur le style et les compétences, en tant qu’annaliste intérimaire, de certains (Madame, Qu’un-œil).

En conclusion

Ce tome 7 a franchement tout pour surprendre, voire pour décevoir certains. Alors qu’on pouvait s’attendre à une course-poursuite haletante suite aux événements de la fin du tome 6 (je rappelle que dans la chronologie interne de l’univers, celui-ci est Rêves d’acier, pas La pointe d’argent), Glen Cook choisit de faire à la fois un flash-back et un flash-forward sans faire avancer significativement cette partie de l’intrigue (ce sera pour le tome 8). De plus, il choisit une narration très complexe, faisant varier les époques, les points de vue (Murgen / omniscient), voire le mode (il y a de l’adresse au lecteur, de la narration à la première personne, etc).

Cependant, de mon côté, j’ai énormément apprécié ce roman (même si ça a pris un peu plus de temps, en cours de lecture, que pour les autres livres du cycle, où le coup de foudre a en général été immédiat), du fait de l’immersion dans le siège de Dejagore, du rôle accru de certains personnages, qu’ils soient déjà connus (Murgen, qui se révèle très attachant, et Qu’un-œil) ou pas (les Nyueng Bao sont passionnants), et d’une poignante romance que je n’attendais pas du tout chez Glen Cook. De plus, la gouaille qui est, pour moi, une des marques de fabrique et un des points passionnants du cycle, atteint ici des sommets, ce qui fait que ma lecture a été un plaisir de tous les instants.

Au final, un tome 7 surprenant, un peu plus exigeant que les autres en terme de narration, et qui, si on veut bien faire abstraction du fait qu’il ne règle pas l’énorme cliffhanger de la fin de Rêves d’acier, se révèle au moins aussi passionnant que chacun de ses prédécesseurs.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce livre, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Boudicca sur le Bibliocosme, celle de l’Ours inculte, de Xapur,

Ce roman fait partie d’un cycle : retrouvez sur Le Culte d’Apophis les critiques :

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20 réflexions sur “Saisons funestes – Glen Cook

  1. Tu signales que la lecture peut être déconcertante dans l’ordre de lecture de l’édition française. Il va me falloir un peu plus de précisions, sachant que je compte lire le cycle en 2017 et dès le mois prochain avec le tome 2 des livres du Nord.

    L’exigence ne me fait pas peur, au contraire, et comme d’habitude suite à une critique comme celle-ci, j’ai envie de me jeter sur le bouquin presto-illico!

    La photo qui illustre les Nyueng Bao, est hilarante!!! La tête du chien… avec les sosies l’Alice Cooper.

    Bref, il me tarde de lire la suite pour comparer mes impressions avec les tiennent.

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    • Ce point a déjà été expliqué dans la critique de La pointe d’argent (https://lecultedapophis.wordpress.com/2016/08/10/la-pointe-dargent-glen-cook/) : les deux éditeurs français (l’Atalante pour le grand format et J’ai lu pour le poche et le semi-poche) considèrent que La pointe d’argent, qui se déroule en parallèle des Livres du sud, est le tome 6 du cycle, et doit donc se lire après Rêves d’acier et avant Saisons Funestes. Les américains, par contre, considèrent La pointe d’argent comme le tome 3.5 ou 4, ce qui est logique par rapport aux dates de parution et surtout à la chronologie interne de l’univers. De plus, il est peu logique de lire un roman qui fait le lien entre Livres du Nord et du Sud après ces derniers, non ?

      Dès lors, l’ordre correct est de lire La pointe d’argent après La rose blanche et avant Jeux d’ombres, faute de quoi, si on suit l’ordre français, on va avoir le sentiment de faire un grand saut dans l’espace-temps en retournant vers le Nord et des années en arrière si on lit La pointe d’argent après Rêves d’acier. Qui plus est, ça va faire long pour attendre la résolution du cliffhanger de la fin de Rêves d’acier si on lit à sa suite La pointe d’argent (qui n’a rien à voir avec ces événements) puis Saisons funestes (qui fait délibérément l’impasse dessus).

      J’espère que c’est plus clair, sinon il ne faut pas hésiter à demander.

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      • OK, c’est logique comme tu l’expliques. Je n’avais pas percuté. Je pensais le lire plus tard, voire bien plus tard. Je le lirai en 4° position, ou alors peut-être en parallèle…

        Merci d’avoir pris le temps de tout expliquer! (ou re-expliquer).

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    • Plus j’avance, et plus j’ai du mal à comprendre pourquoi certains martèlent que seuls les Livres du Nord sont intéressants, et qu’on peut laisser tomber les autres. Je n’ai eu ce sentiment ni sur La pointe d’argent, ni sur les Livres du sud, ni sur ce premier roman des Livres de la pierre scintillante.

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      • Ils sont très différents en ce sens que dans la première série on a ces formidables méchants que sont les asservis et le dominateur. La compagnie noire subit les événements et essaie de survivre.

        Par la suite les membres de la compagnie semblent moins en danger, ils ont plus la direction des opérations.

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