Un secret de famille – Charles Stross

Américains, vikings et victoriens

secret_famille_strossUn secret de famille est le « second » tome du cycle des Princes-marchands, après Une affaire de famille. En réalité, il ne s’agit que de la deuxième moitié d’un roman qui comprenait initialement les tomes 1 et 2. Et pour une fois, les maisons d’édition françaises ne sont pas responsables du découpage, qui a initialement été décidé par l’éditeur anglo-saxon.

Le livre reprend donc là où le précédent s’était (un peu abruptement) arrêté. Mais pas tout à fait, cependant : le premier chapitre nous plonge, là aussi d’un coup, dans un monde d’inspiration Victorienne. « Hein, quoi ? Je croyais que le monde parallèle dans lequel Miriam avait débarqué était d’inspiration (néo)Viking ? », vous insurgez-vous… Et vous avez raison. Sauf que personne n’a jamais prétendu qu’il n’y avait qu’un seul monde parallèle ! (est-ce un spoiler ? Pas vraiment, l’éditeur en parle sur la quatrième de couverture, et de toute façon, si je ne vous révèle pas ce point, ma critique va en gros se résumer à : « C’est bien, achetez-le 😀 ).

Un petit mot sur la présentation : oui, les couvertures des versions poche sont toujours aussi pourries, mais croyez-moi, à côté de celles, signées Jackie Paternoster, des versions Ailleurs & Demain que je possède, ce sont des chefs-d’oeuvre. 

 Univers 3

En utilisant les pendentifs des assassins qui s’en sont pris à elle, Miriam débarque donc dans le « monde n°3 », une autre variation uchronique de la Terre. Là-bas, l’Amérique n’est pas dominée par les Vikings et les Chinois, comme dans l’univers de Roland, mais par les anglais. En effet, quelques siècles auparavant, l’Angleterre a été conquise par les Français, ce qui fait que la Couronne a du déménager sur le continent américain (quelques allusions laissent entendre que le nouveau royaume, appelé Nouvelle-Bretagne, s’étend au moins de Long Island à Monterey). Il y a eu deux guerres mondiales, qui ont à chaque fois coûté aux néo-bretons quelques pans de leur empire colonial.

Il n’y a pas eu de Révolution, malgré de forts mouvements en ce sens. Il faut dire que la Police Secrète de la Couronne est particulièrement active et sans pitié. Les meneurs, les idéologues prônant l’avènement de la République, du suffrage universel, de la séparation de l’église et de l’Etat, de la Charte des Droits de l’homme, sont pendus haut et court, comme un certain… Marx.

Alors que cet univers, comme tous les autres, est au début du 21ème siècle (la notion de « présent local » qu’on trouve dans certains contextes de type Mondes parallèles n’existe pas, la pendule est la même pour tout le monde), Miriam est frappée par les contrastes qu’on y trouve lorsqu’elle y débarque : la technologie est globalement du niveau de celles des années 40, mais les (rares) voitures marchent à la vapeur. Il n’y a pas d’aéronefs plus lourds que l’air, mais par contre des dirigeables très évolués sont courants. Les gens s’habillent et se comportent en grande partie toujours selon des codes et une mode qui se baladent entre l’ère Victorienne et le tout début du Vingtième siècle.

Malgré ce qu’on peut souvent lire, ce roman ne relève pas du Steampunk, tout simplement parce que si l’esthétique victorienne et l’aspect uchronique sont bien là, l’aspect rétrofuturiste est en revanche complètement absent. C’est même encore pire que ça, ce contexte est en fait l’inverse du Steampunk : il ne s’agit pas d’un univers qui aurait développé des technologies modernes (voire encore plus avancées) à l’ère de la vapeur, mais au contraire d’un univers moderne qui n’a pas atteint notre niveau et se contente d’une technologie (et d’une esthétique) qui relève en partie de l’ère victorienne !

Malgré les risques que l’Etat-policier fait courir, Miriam se met en relation avec l’underground, afin d’organiser son propre commerce trans-universel, parallèle à celui du Clan. La différence est dans la manière dont elle va s’y prendre.

Commerce Interdimensionnel 101, ou : comment devenir très, très riche si vous débarquez dans un univers parallèle

Si le Clan est devenu richissime en transportant des objets d’un univers à l’autre, Miriam va avoir une approche totalement différente : elle ne va pas convoyer des objets matériels, mais des idées, des concepts. Si vous vous intéressez aux romans sur le voyage entre univers ou dans le temps, vous avez probablement déjà rencontré ce genre de situation : certains objets ou idées (le feu, la roue, le levier, l’agriculture, le zéro, l’hygiène, etc) sont banals chez nous, mais leur application ou mise au point sur un monde qui ne les connaît pas peut faire grimper le niveau technologique, de développement ou celui de votre richesse personnelle à une vitesse époustouflante. Certains objets de la vie quotidienne n’ont l’air de rien aujourd’hui, mais à leur époque, ils ont constitué des percées et ont créé des fortunes pour leurs heureux inventeurs : citons le trombone, le papier carbone, la gomme, le scotch ou les post-it. Et je ne vous parle même pas de concepts un peu plus hardcore, comme l’acier dans un univers qui ne connaît que les armes blanches en bronze ou en fer, comme la poudre noire ou les chaudières à vapeur, le moulin, les armes nucléaires, la production de masse, etc.

Miriam va avoir ce genre d’approche : elle va commencer par importer de l’or pour se financer, avant de passer à son véritable projet, qui est l’importation de brevets. Compte tenu de la différence technologique de 60-70 ans entre son Amérique et la Nouvelle-Bretagne, elle va importer des brevets et autres procédés industriels, complètement obsolètes chez nous (donc faciles d’accès) mais révolutionnaires dans ce nouveau monde. Plus spécifiquement, elle va se concentrer sur l’industrie automobile, espérant faire de sa filiale aux activités du Clan le General Motors local, doublé d’un monopole et d’une puissance financière que ne renieraient pas les Rockefeller…

Le souci, c’est que vu ses accointances, le fait qu’elle sort de nulle part et les sommes importantes qu’elle se met rapidement à dépenser, elle va attirer l’attention de la Police Secrète, qui pense qu’elle finance les réseaux Révolutionnaires.

Cet aspect du roman poursuit la réflexion entamée dans le tome 1 sur le contact entre sociétés de niveaux de développement différents. Il se double d’un véritable cours d’économie (rassurez-vous, c’est bien fait et digeste) sur la création de richesses et sur les différents modèles possibles.

I’m a Clans(wo)man *

The Clansman, Iron Maiden, 1998.

En parallèle, comme si avoir l’équivalent victorien et royaliste de la Gestapo aux trousses n’était pas suffisant, Miriam doit essayer de démêler l’écheveau complexe de rivalités internes ou externes au Clan qui menacent sa vie ou sa position dans l’organisation. Cela va donner lieu à quelques scènes trépidantes, au rythme ou à l’intensité dramatique élevée, particulièrement sur la fin (le Conseil du Clan, l’attaque du bureau de poste). Le point positif est que ce roman est plus rythmé que son prédécesseur, le négatif est que les grosses révélations sont particulièrement prévisibles, et que Stross se débarrasse d’un de ses personnages avec une facilité qui m’a dérangé. Le gros point fort, globalement, est cependant la complexification de l’univers. En revanche, les intrigues sont parfois un peu trop tortueuses, et il faut s’accrocher pour tout suivre correctement (rien de rédhibitoire à ce niveau, j’ai déjà vu bien, bien pire). On apprécie, enfin, que les personnages secondaires prennent bien plus d’ampleur, avec notamment les complices très Charlie’s Angels de Miriam.

La fin règle certains arcs narratifs, ouvre des perspectives pour certains autres, et introduit deux nouvelles et puissantes Némésis pour les tomes suivants, qui, sans nul doute, vont être passionnants.

En conclusion

Ce tome 2 introduit un troisième monde parallèle, une étrange variation uchronique Victorienne et royaliste de notre Amérique, ce qui enrichit donc encore plus un multivers déjà très intéressant à la base. Plus rythmé que son prédécesseur, il met aussi mieux en valeur les personnages secondaires, et règle une partie des arcs narratifs, pour mieux en introduire d’autres (ainsi que de nouvelles Némésis) pour les romans suivants. Il faut parfois s’accrocher pour suivre les intrigues machiavéliques mettant en jeu le Clan, ses ennemis ou les Néo-Victoriens, mais rien d’ultra-exigeant non plus. On appréciera le véritable cours d’économie, particulièrement sur la façon de devenir riche comme Rockefeller si on débarque dans un monde parallèle moins avancé technologiquement que celui dont on vient.

Dans l’ensemble, donc, un tome 2 très intéressant. Je vous proposerai très rapidement (en janvier et mars, si le programme est respecté) des critiques des deux livres suivants, avant de passer à ceux qui n’ont jamais été traduits.

Pour aller plus loin

Ce roman est le second d’un cycle : retrouvez sur Le Culte d’Apophis les critiques du tome 1,

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8 réflexions sur “Un secret de famille – Charles Stross

  1. Iron maiden et époque victorienne, cela le fait!

    J’étais déjà intéressée dès le tome 1, celui-ci est encore meilleur. C’est donc un gros oui de mon côté.
    Tu fais bien de préciser que ce n’est pas steampunk, car initialement, je pensais le contraire… Une Amérique victorienne, sans Tea Party,je veux bien voir ce que cela donne. A la base, je ne suis pas une grande fan des fantasy portal, ou même des voyages dans le temps… Nous verrons bien si cela me réconcilie avec ces sous-genres.

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