Au-delà du gouffre – Peter Watts

Pas besoin de champ magnétique pour croire en Watts, dieu de la Hard SF

gouffre_wattsAu-delà du gouffre est un recueil de 16 nouvelles, écrites entre 1990 et 2014 par Peter Watts. Onze d’entre elles sont totalement inédites en français, tandis qu’une autre (Nimbus) est proposée dans une nouvelle traduction. L’auteur canadien, biologiste de formation, spécialiste des fonds marins et de leur faune, est un des écrivains de (Hard) SF les plus éblouissants apparus ces trois dernières décennies. J’ai personnellement un énorme respect pour sa démarche, qui consiste à ne jamais sous-estimer, et encore moins insulter, l’intelligence de son lecteur en lui offrant du pré-mâché. Son oeuvre est riche, complexe, mais si vous faites l’effort de tenter d’y entrer, vous serez récompensé par des textes d’une rare inventivité, basés sur les théories les plus pointues de notre bien réelle science du XXIe siècle (à la Greg Egan, mais en -un peu- plus accessible au commun des mortels). Inutile, donc, de dire à quel point j’attendais la sortie de ce livre avec impatience, en immense fan de Hard-SF que je suis.

Ajoutons que la co-édition concoctée par le Belial’ et Quarante-deux (qui signe la préface, qui comprend une allusion à Orson Scott Card et à la polémique qui l’entoure que j’ai beaucoup appréciée) est superbe, avec sa couverture à rabats signée Manchu. 

Les 16 textes sont réunis en 5 parties. Je vais vous présenter un résumé de chaque nouvelle, ainsi que mon sentiment à son propos, avant de dire un mot du paratexte et de donner mon impression générale. La plupart des traductions sont l’oeuvre de Gilles Goullet, dont on peut saluer le très bon travail, d’autant plus que Peter Watts n’est pas forcément l’auteur le plus simple à traduire (notamment du fait de l’abondance de termes de nature scientifique ou technique, qui nécessitent des recherches afin d’être rendus correctement en français).

Partie I

Elle comprend 5 textes, qui n’ont aucun rapport net et évident entre eux ou avec les romans de Peter Watts.

Les Choses

Cette nouvelle a été traduite par le regretté Roland C. Wagner (j’ai déjà eu l’occasion de le dire, mais cet auteur a été déterminant dans mes choix de lectures SF les plus marquantes. Sans lui, il n’y aurait sans doute pas de Culte d’Apophis). Cette fan-fiction constitue un autre point de vue sur les événements du film The Thing (je parle bien entendu de la version de John Carpenter) ou de ceux décrits dans La chose de John W. Campbell, sur lequel le long-métrage est basé, en l’occurrence celui de la créature. Par point de vue, je n’entends pas seulement un « angle de vue cinématographique », mais aussi une analyse de ce qui se passe selon le prisme extraterrestre.

Ce texte brasse des thèmes absolument fascinants : l’adaptation en tant que stratégie évolutionnaire, l’humanité vue comme… un cancer pensant, l’homme vu comme une espèce singulière, comme dans de nombreuses œuvres de SF, mais cette fois pour une raison entièrement différente (en partie, mais pas seulement, la solitude et la futilité de la vie humaine, restreinte à des modes de communication inefficaces, bloquée dans une singularité et une impasse évolutionnaire).

Notez que le titre fait mention de « choses » qui ne sont pas forcément celles que l’on croit…

Au final, c’est un très bon texte, avec une fin vertigineuse. 

Le Malak

La traduction de ce texte est signée par Pierre-Paul Durastanti, qui a rendu une copie comme toujours impeccable.

Un Malak est, dans les langues sémitiques (arabe, hébreu), un ange. Dans le contexte de futur proche de cette nouvelle, le terme désigne des drones capables de voler à très haute altitude (plus haut, il n’y a que des satellites), avec une autonomie très importante (et des ravitaillements en hydrogène en vol grâce à des planeurs-citernes alimentés par énergie solaire), une très haute furtivité, un armement avancé et surtout une importante intelligence.

Attention : intelligence, mais pas conscience. On retrouve ici un thème cher à l’auteur canadien, qui, comme Clarke par exemple avec les monolithes, déconnecte volontiers les deux. Dès lors, que se passe-t’il lorsqu’un des Malak, Azraël, commence à ressentir des émotions, à contester la pertinence des ordres, à établir un rapport bénéfices / pertes collatérales qui ne l’est pas sur les mêmes critères que ceux de la hiérarchie ?

Ce texte présente quelques similitudes avec le film Furtif, et place (si j’ai bien tout saisi) cette technologie avancée pas du tout dans les mains de ceux qui la possèdent habituellement. Il fait aussi de ces drones des allégories des anges dont ils portent le nom, y compris dans sa fin (un peu prévisible tout de même, mais qui garde un impact certain).

Au final, c’est un texte que j’ai trouvé très réussi, sur la forme ou le fond, que ce soit l’interrogation sur les dommages collatéraux, la froideur avec laquelle certains militaires les mettent en balance avec l’accomplissement des objectifs tactiques, ou encore l’accession des IA à la conscience.

L’ambassadeur

Il s’agit d’une histoire de premier contact entre un vaisseau terrien, le Zombie, et un astronef extraterrestre que le pilote surnomme Kali (vous remarquerez l’intérêt, voire l’obsession de Watts pour les créatures divines incarnant la Mort). Ledit pilote est une sorte de Réplicant (comme dans Blade Runner), spécialisé dans l’exploration spatiale. Lorsqu’il tombe sur le vaisseau alien, il lui transmet de banales salutations, auxquelles l’étranger répond par un virus qui écrase son informatique quantique et par un missile auquel il n’échappe qu’en sautant vers un autre système. Après ça, il est lancé dans une fuite en avant qui n’est pas sans rappeler le premier épisode (hors pilote) de Battlestar Galactica.

Ce texte tente de montrer que l’assertion selon laquelle le voyage spatial n’est possible qu’à une culture pacifique (qui, sinon, se serait auto-détruite bien avant ça) est une vaste idiotie : on pourrait dès lors résumer la vision de Watts par : « il ne suffit pas d’être intelligent, il faut aussi être méchant ». De mon point de vue, il adopte la même approche, dans la corrélation entre le développement d’une culture dans un environnement dur et l’augmentation à la fois de son niveau de technologie et de celui d’agressivité, que Robert Reed dans La voie terrestre.

Comme dans Les choses, l’ambassadeur se révèle ne pas représenter qui on croît ni auprès de qui on pense initialement.

Au final, nous avons une fois de plus affaire à une très bonne nouvelle, qui allie une chute vertigineuse à une profonde réflexion sur les espèces intelligentes technologiquement avancées et leurs relations entre elles.

Nimbus

Dans un monde dévasté par des tempêtes supposées être intelligentes (dans une optique « la vengeance de Gaïa » -ou plutôt d’Ouranos, dans ce cas-), un veuf tente de surmonter la mort de sa femme (que nous revivons via des flash-backs) et l’apathie de sa fille.

Je n’ai pas du tout accroché à ce texte (heureusement court), ni sur l’explication scientifique du phénomène (à laquelle je n’adhère pas), ni sur l’ambiance crépusculaire, tout-est-foutu. Comme quoi, on peut adorer un auteur et détester un de ses textes, cela n’a rien d’incompatible (l’inverse étant d’ailleurs vrai, au passage, il y a des auteurs que je ne peux pas blairer en tant que personne mais dont j’apprécie l’oeuvre -au moins en partie-). D’ailleurs, dans la postface, Watts lui-même émet des réserves à propos de cette nouvelle.

Le second avènement de Jasmine Fitzgerald

La police arrête une jeune femme, thésarde en relativité générale, qui vient d’ouvrir le ventre de son époux cancéreux à coup de couteau. Lorsqu’on lui demande pourquoi elle l’a tué, elle répond qu’elle essayait de le « réparer ». Le psychiatre chargé d’évaluer sa capacité à être jugée comme une personne saine d’esprit va alors découvrir tout ce qui se cache sous cette déclaration…

Ce texte, en lien avec la théorie du point Oméga de Frank Tipler, rappelle certaines idées développées par Dan Simmons dans le cycle des Cantos. C’est une très bonne nouvelle, avec une chute vertigineuse, une fois encore. 

Partie II : Eriophora

Cette partie comprend 3 nouvelles, qui ont comme point commun d’être centrées autour du vaisseau Eriophora et de son équipage. Au passage, ce terme désigne un genre (au sens taxonomique du terme) d’araignée, une allusion au fait que l’astronef tisse, à travers la Voie Lactée, sa toile de portes spatiales.

L’île

Ce texte a reçu le prix Hugo en 2010. Dans un avenir inimaginablement lointain (des milliards d’années), le vaisseau de construction Eriophora poursuit inlassablement la mission fixée, une éternité auparavant, sur la lointaine Terre : parcourir à vitesse infraluminique les années-lumière afin de construire, dans d’autres systèmes solaires, les portails à Trou de ver qui permettront à la posthumanité de franchir en un instant le gouffre entre les étoiles. A bord de l’astronef, on ne trouve, outre une IA (surnommée le Chimpanzé), que des humains normaux, non génétiquement modifiés (la nouvelle suivante, qui constitue un prélude de celle-ci, rend toutefois la situation un peu moins claire sur ce point : on va juste dire que si modifications il y a, elles sont à des années-lumière en arrière de celles des posthumains), qui, entre deux « chantiers », sont en sommeil cryogénique tandis que passent les milliers, les millions, les milliards d’années. Ils ne se réveillent que si l’IA rencontre une difficulté qu’elle ne peut pas surmonter toute seule, chaque chantier étant mené par des machines de Von Neumann. La narratrice, Sunday Ahzmundin, découvre, à son réveil, une étrangeté dans le système d’arrivée, ainsi qu’un fils, dont elle ignorait jusque là l’existence.

Il s’agit d’un texte remarquable, et ce sur de nombreux plans : d’abord, le contexte, très ambitieux et plein de sense of wonder (mais aussi d’étrangeté, notamment celle des successeurs posthumains de la variante « de base » à laquelle appartient l’équipage), bien sûr; ensuite, l’ambiance et certaines thématiques, qui rappellent très fortement à la fois le premier Alien et 2001 : la rencontre entre des cols bleus de l’espace, routiers stellaires désabusés, et une forme de vie profondément étrangère (le fait d’avoir fait des membres d’équipage des humains « de base » dans cette ère posthumaine renforce d’ailleurs l’aspect « on est juste des types normaux en bas de l’échelle, pourquoi ça tombe sur nous »), mais aussi l’opposition entre les humains et l’IA de bord, farouche gardienne de l’orthodoxie de la mission (ou du moins de ce qu’elle perçoit comme telle); enfin, un thème cher à Watts, à savoir les différentes stratégies évolutives alternatives que la vie aurait pu prendre par rapport à la norme terrestre, à savoir ici une vie spatiale. La thèse développée par Watts sur les avantages de cette dernière (en un mot : la stabilité du milieu) par rapport à une évolution sur une planète est d’ailleurs extrêmement intéressante.

Pour terminer, on soulignera, une fois de plus, l’excellent travail de traduction de Pierre-Paul Durastanti, qui signe un texte à la fluidité et à la « musicalité » parfaites.

Éclat

Cette nouvelle constitue un prélude de la précédente. Elle met à nouveau en scène Sunday (ainsi que Kaï, qui est évoqué dans L’île), cette fois dans son adolescence, avant même le départ de l’Eriophora du système solaire. Elle apporte un nouvel éclairage sur les origines du programme de construction de portails, et met en scène une plongée à la surface du soleil que ne renieraient ni David Brin, ni Stephen Baxter (dans Accrétion). Là bas, l’intensité des champs magnétiques déclenche un état de conscience altéré, situation dont Watts a déjà usé dans le formidable Vision Aveugle.

Ce texte m’a laissé une impression mitigée, car on peine à voir où l’auteur veut en venir. Il est, en cela, et à mon sens, assez typique de la production récente du canadien. Par contre, j’ai beaucoup apprécié la référence à la « cosmologie de Smolin », étant un admirateur de la démarche non-sectaire mais critique de l’auteur et physicien américain, au carrefour de la théorie des cordes et de celle des boucles.

Géantes

Nous retrouvons l’Eriophora dans son lointain futur. Il arrive sur le site d’un nouveau chantier, et s’aperçoit que sa trajectoire, qu’il est impossible de modifier (on rappelle que le vaisseau est en fait un astéroïde de deux millions de tonnes, la loi de l’inertie et les contraintes d’intégrité structurelle font qu’on ne fait pas varier vitesse et trajectoire rapidement et facilement !), le conduit droit dans l’étoile du système. Une solution désespérée est trouvée : se cacher à l’intérieur d’une géante glacée (= une planète de type Uranus / Neptune, plus froide et constituée d’éléments chimiques plus lourds que les géantes gazeuses type Jupiter / Saturne) qui va traverser les couches superficielles du soleil. Mais la manœuvre est périlleuse : il faut se maintenir assez bas dans l’atmosphère pour être protégé du plasma et des radiations de l’étoile, mais assez haut pour être protégé de la pression et de la température du noyau de la planète…

Il s’agit d’un texte au sense of wonder prodigieux, sans doute le meilleur en matière de plongée dans une géante depuis celle de l’entité qui fut Dave Bowman dans 2010 d’Arthur Clarke. C’est un texte qui est d’ailleurs plus orienté forme que fond, bien que celui-ci soit présent (avec notamment la présentation d’un nouvel ordre de la vie que ne renieraient pas Robert Forward, David Brin ou Stephen Baxter).

Partie III

Cette partie comprend cinq textes. Leur point commun : (une charge sans merci contre) la religion.

Un mot pour les païens

Cette nouvelle à l’ambiance étrange montre en fait une uchronie où la foi chrétienne s’est transformée en une certitude, une « religion scientifique » (dans l’esprit de celle décrite par Asimov dans Fondation) qui peut susciter à volonté la présence de Dieu grâce à des champs magnétiques précisément modulés (le gimmick de l’auteur, à savoir les états de conscience altérés induits par le magnétisme, qu’on retrouve aussi bien dans Vision aveugle que dans une des autres nouvelles de ce livre, Éclat). Peter Watts utilise d’ailleurs une explication Hard-SF tout à fait fascinante donnant un éclairage inédit sur les Dix Commandements.

C’est un texte intéressant, à propos de l’idée que la révélation religieuse n’est due qu’à un état de conscience altéré, que ce soit à l’aide de champs magnétiques, de psychotropes, de tumeurs cérébrales ou d’autre chose.

Chair faite parole

Russ Wescott est un chercheur qui étudie les tout derniers instants de cobayes animaux euthanasiés ou d’humains en fin de vie / accidentés, car il a déniché un signal électrique commun, dans le cerveau de toutes les créatures dotées d’un Néocortex, la dernière chose que l’on ressent avant de s’éteindre. Il veut en connaître la signification, la teneur. La longue agonie de sa compagne, dix ans auparavant, n’est probablement pas étrangère à cette recherche.

C’est un texte correct, finalement très noir, qui poursuit la démarche iconoclaste (dans le sens religieux du terme) entreprise dans la nouvelle précédente : il n’y a pas de religion, pas de Dieu, juste une explication scientifique, banale, terre-à-terre, plus science que fiction (et donc typiquement Hard-SF).

Les yeux de Dieu

Le narrateur est dans la file d’attente du contrôle de sécurité précédant l’embarquement dans son avion. Il se rend à l’enterrement du prêtre de sa paroisse, qu’il connaît depuis qu’il est enfant.

C’est un texte absolument époustouflant, qui, en un nombre de pages très réduit (seize !) brasse un nombre considérable de thèmes (place de la religion dans une civilisation scientifique, libre-arbitre, publicité et mèmes, surveillance en augmentation constante dans nos sociétés, interventions préventives contre intervention une fois que les faits se sont déroulés -et son corollaire : les pensées ou les actes font-elles de nous des monstres ?-, etc), avec une profondeur assez bluffante compte tenu de la place réduite. Attention toutefois, si vous êtes croyant, il s’agit d’une charge d’une rare violence contre la religion (en gros, elle est une béquille pour les lâches et les simples d’esprit, et la Bible est un recueil de contes de fées).

On y retrouve le gimmick « champs magnétiques » (et ici, ultrasons) cher à l’auteur, ainsi qu’une forme de piratage du cerveau, comme dans Échopraxie.

Hillcrest contre Velikovski

Cette nouvelle de 8 pages à peine est, encore une fois, très efficace. Comme son nom l’indique, elle raconte (selon le point de vue d’un narrateur externe) les origines et l’issue d’une affaire judiciaire. Sauf que la vraie opposition met, une fois de plus, en jeu science & rationalité d’un côté (Velikovski) et religion & irrationalité de l’autre (l’argument Hard-SF étant la base électrochimique de l’effet placebo). Plus spécifiquement, c’est d’une charge de Watts contre le Créationnisme dont il s’agit (je rappelle que le prochain vice-président des USA est un fervent adepte de cette doctrine). D’ailleurs, le texte joue à fond la carte de l’irrationalité jusque dans la chute de la nouvelle (qui s’avère être la décision de justice et surtout la raison pour laquelle elle a été prise).

Voilà un excellent texte, surtout si vous partagez l’aversion de l’auteur envers l’irrationnel, les pseudo-sciences, la religion et le Créationnisme.

Éphémère

Ce texte, pour lequel un certain Derryl (Sic) Murphy est co-crédité, est une variation très originale sur les thèmes de la vie après la mort, de l’intelligence artificielle et surtout de la Réalité Simulée. Outre une vague ressemblance avec l’introduction d’Accrétion de Stephen Baxter, il a, je trouve, un certain parfum de Greg Egan ou de Gerard Klein (pardon, Dieu).

Encore une fois, nous avons affaire à une nouvelle magistrale.

Partie IV : Échopraxie

Cette partie est évidemment en relation avec le roman du même nom de l’auteur canadien. Elle ne comprend qu’un seul texte, Le colonel, qui constitue un prélude immédiat à Échopraxie et apporte un nouvel éclairage sur les motivations d’un de ses personnages, ainsi qu’une vision beaucoup plus nette de la compétition humains de base (monocerveaux) / ruches ou bicaméraux. C’est aussi un texte beaucoup plus clair, beaucoup plus conforme à la période Vision aveugle, que la suite de ce dernier roman. C’est, enfin, une excellente nouvelle biopunk / posthumaniste, que vous pourrez comprendre et savourer même si vous n’avez lu aucun des deux romans du cycle auquel elle se rattache.

Partie V : Starfish

Cette partie comporte deux textes, en lien, comme son nom l’indique, avec le cycle Rifteurs.

Une niche

Ce texte est très important dans la bibliographie de Peter Watts : d’abord, c’est le premier à avoir été publié, en 1990; ensuite, il a reçu le prix Aurora (en 1992), la récompense en matière de SF la plus prestigieuse au Canada, son pays; enfin, cette nouvelle est l’embryon de ce qui deviendra son roman Starfish (qui l’intègre, d’ailleurs). Ce dernier point est également intéressant dans le sens où vous n’avez pas besoin d’avoir lu ce roman (ce qui est mon cas) pour apprécier ou comprendre Une niche.

Nous suivons Lennie et Jeanette, deux femmes qui ont été transformées en cyborgs pour travailler à 3000 mètres de profondeur. Elles supervisent une station expérimentale, qui se sert de la géothermie pour produire de l’électricité sur une dorsale du fond océanique. Leur mission doit durer un an, mais Lennie montre des signes d’instabilité mentale qui inquiètent visiblement beaucoup Jeanette. Elle ne réagit notamment pas en cas d’attaque par la faune des grands fonds, et se met volontairement en danger à plusieurs reprises. L’explication de ce comportement se révélera tout autre que celle que la logique suggère…

C’est un excellent texte, même si personnellement, j’avais découvert le pot aux roses avant la fin. L’ambiance (pas forcément les thématiques), la tension psychologique, les peurs primales liées à l’océan, rappellent Sphère (le film ou le livre). Attention toutefois : il s’agit plus d’une plongée dans les obscures profondeurs de l’âme humaine que dans celles de l’océan, aussi ce texte doit-il être plutôt conseillé à des lecteurs que la noirceur du ton, des thématiques ou de la chute ne gêneront pas.

Au passage, on appréciera les noms de famille des deux personnages, un hommage à Arthur Clarke (et à son Fantôme venu des profondeurs) et à Robert Ballard.

Maison

Cette nouvelle s’inscrit dans le même univers, et met en scène (à la fin) un des personnages de Une niche. C’est encore une fois un très bon texte, une forme extrême du comportement esquissé par Lennie dans la nouvelle précédente. Mais une fois de plus, c’est si noir et si extrême que ça ne plaira pas à tous les lecteurs.

Partie VI : postfaces

Pour terminer, nous avons droit à deux postfaces. La première est de Watts lui-même : après quelques mots sur certains textes de ce recueil, il s’attelle surtout à nous expliquer que non, il n’est ni misanthrope, ni pessimiste, et que son univers n’est pas dystopique, mais qu’au contraire, il a foi en l’être humain, qu’il est un indécrottable optimiste, et que le monde réel est bien plus dystopique que le sien. Il en profite d’ailleurs pour nous raconter en long, en large et en travers sa mésaventure de décembre 2009 avec les douanes US, ainsi que ses suites judiciaires.

La seconde postface (signée Jonathan Crowe)  est, elle, plus centrée sur le vif du sujet, mais est un peu courte à mon goût, bien qu’intéressante.

En conclusion

Pour reprendre un gimmick cher à l’auteur, nul besoin de champ magnétique modulé pour me persuader que Peter Watts est le dieu de la Hard SF, ce recueil suffira largement. Plus accessibles que ses romans, ces nouvelles, pour l’écrasante majorité d’une qualité allant de vraiment bonne à excellente, sont vraiment à lire par tout amateur de SF. En effet, elles effectuent avec brio cet alliage rarissime entre sense of wonder et profonde réflexion. Cette dernière s’articule autour de grands thèmes récurrents, le principal étant l’illusion du libre-arbitre, la pensée consciente (prétendument) rationnelle n’étant en fait qu’une justification a posteriori de processus inconscients issus des parties les plus anciennes et les plus primitives du cerveau humain, eux-mêmes n’étant que le fruit de phénomènes chimiques et électriques précisément déterminés par les lois de la physique. C’est un thème récurrent chez Watts, qui évacue d’ailleurs complètement la conscience du jeu dans son roman le plus célèbre, Vision aveugle.

Une autre thématique récurrente de ces textes est une charge répétée et sans merci contre l’irrationnel, la religion, les pseudo-sciences. C’est d’ailleurs le sujet d’une des parties du recueil (les nouvelles sont groupées par thématique commune). Les autres comprennent des textes sans lien entre eux ou avec les autres / les romans de Watts, trois nouvelles suivant le parcours d’un vaisseau tisseur d’un réseau de portes spatiales dans un futur inimaginablement lointain, un prélude à Échopraxie, ainsi que deux textes se passant dans l’univers de Rifteurs (dont un repris dans Starfish).

Toujours intelligentes, toujours pertinentes, invariablement compréhensibles si on se donne la peine de faire un petit effort, vertigineuses dans leur fond et / ou leur forme (les deux, le plus souvent), ces nouvelles sont un incontournable pour tout amateur de (Hard)SF qui se respecte. Elles sont aussi une très bonne porte d’entrée dans l’univers de Watts, sans doute plus accessibles, pour un premier contact, que Vision aveugle (qui est, cependant, j’ose le dire, sans doute le plus grand roman de Hard SF jamais écrit).

Malgré cette qualité, et malgré les dénégations de Watts en personne à ce sujet dans la postface, l’univers développé par l’auteur canadien est extrêmement noir, dystopique (du moins, et j’insiste là-dessus, c’est comme ça que le lecteur lambda le ressentira), ce qui fait que l’ambiance ne plaira pas à tout le monde (c’est particulièrement sensible dans la partie Starfish de l’ouvrage). Mais moi, j’ai adoré, c’est à mon sens la plus brillante antithèse possible aux niaiseries du dystopique Young adult.

Pour aller plus loin

Le Chien critique vous propose également une critique de la nouvelle L’île, qui fait partie de ce recueil.

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur l’ensemble de ce recueil, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin sur Albedo, de L’épaule d’Orion, du Journal d’un curieux, de Lorhkan,

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44 réflexions sur “Au-delà du gouffre – Peter Watts

  1. Apo, je te remercie pour tes compliments, je salue ton hommage au camarade Roland, mais il y a un troisième larron qui s’est cogné de traduire les treize autres nouvelles de ce recueil, un boulot que je qualifierai d’exigeant (euphémisme), et je m’étonne que — sauf erreur de ma part — tu ne le cites pas du tout.

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  2. Ping : Chroniques des livres éligibles au Prix Planète-SF 2017 : A à K (par titre) - Planète-SF

  3. Je pense qu’il est inutile de te dire qu’il s’agit là de ma prochaine lecture. Nous partageons notre admiration pour l’auteur canadien, et je suis ravie que le recueil soit de haute facture.

    Au niveau des nouvelles, j’ai lu de l’auteur
    Les choses – je suis 100% sur ta longueur d’onde
    Le Malak, que j’ai moins goûté que les autres…. bref je suis bien plus réservée que j’avais trouvé un peu trop prévisible, j’ai eu un sentiment d’un peu trop de facilité sur celle là.
    Bien entendu, la magnifique L’ile
    et celle qui m’a lancé dans Watts : Une niche. Une « préquel » à Starfish… Effectivement j’ya avait trouvé un côté Sphère, mais en plus intense.

    Pour moi, cela ne fait aucun doute, Watts est un écrivain de dystopie, mais d’une envergure éclatante.
    Je félicite rarement les traducteurs, et la difficulté des textes de Watts souligne à quel point ils ont un travail de l’ombre crucial pour notre plaisir.
    Bravo pour cette critique magistrale qui donne envie de se jeter à l’eau (façon Starfish… ou pas)

    As-tu lu la trilogie ?

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    • Merci 🙂

      Non, je n’ai pas encore eu l’occasion de lire la trilogie Starfish, mais c’est prévu. Pour rester sur un thème connexe, étant donné que j’en ai marre d’attendre des trads qui ne viendront sans doute jamais, je pense que je vais aussi me lancer dans la trilogie Orthogonal de Greg Egan, même si je sens que je vais en baver vu le niveau stratosphérique de concepts scientifiques mis en jeu.

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              • Je n’ai lu ni l’un ni l’autre. Je crois d’ailleurs que je n’ai pas très envie de ma lancer dans la hard sf en VO. Du moins, j’ai un apriori (sans doute infondé) sur la difficulté à laquelle il faut s’attendre.
                Une petite question du coup, est-ce que les versions VO de ces auteurs sont du coup plus accessibles et savoureuses en VO ?

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                • En ce qui concerne Stross, absolument ! Stross a un humour qui n’est bien rendu qu’en VO. Dans la série des Laundry Files, par exemple, quasiment chaque phrase a un potentiel humoristique, ce qui n’est pas rendu dans la traduction. Ce n’est pas de la faute des traducteurs, c’est juste que c’est impossible à rendre car cela tient souvent à la tournure de la phrase. On perd à le lire en VF. Chez Egan, il y a peu d’humour, son style est assez sec et direct. Par contre, il est très précis dans son langage. La traduction perd de cette clarté. En ce qui concerne Reynolds, moi j’ai toujours du mal avec son style très brouillon, même si j’apprécie ses histoires. La traduction a tendance a nettoyer un peu tout ça et à faciliter la compréhension de ses phrases tordues. Donc ça dépend vraiment des auteurs et de leur style propre.

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  4. Très belle critique.
    Je viens de lire L’île. Un très bon texte avec des idées vertigineuses mais malheureusement trop Hard-SF pour moi. Est ce que les autres nouvelles du recueil en comporte autant ? Car ses réflexions me donnent envie, notamment la troisième partie.

    Aimé par 1 personne

    • Merci 🙂

      Oui, il y a beaucoup d’idées et de réflexions vertigineuses, intéressantes et profondes, mais oui, les textes vont souvent très loin dans le côté Hard-SF (pas tous, cependant : Hillcrest contre Velikovski, par exemple, peut se comprendre sans aucune connaissance scientifique autre qu’avoir entendu parler de l’effet Placebo), même si, personnellement, je les trouve globalement beaucoup plus faciles à suivre que ses romans.

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  5. Ping : Au-delà du gouffre – Peter Watts – Albédo

  6. Maintenant que j’ai achevé ma lecture, je peux dire que globalement nous avons un ressenti et surtout une appréciation identique.
    Sur la partie 1, je confirme que Malak et une bonne nouvelle mais prévisible. Nimbus sans intérêt… Et sur Jasmine très bonne nouvelle mais pas immensément bluffée de mon côté.

    Partie 2, j’ai été très très emballée, même par la nouvelle intermédiaire.

    Partie 3 : 2 m’ont beaucoup plus la 1° et les yeux de Dieu, Hillcrest est à part, et les deux autres assez moyennes.

    Partie 4 : Bonne nouvelle dans la lignée de son texte Vision Aveugle au niveau des thématique, si j’avais lu le deuxième roman elle ma « parlerai » sans doute un peu plus.

    Partie 5 : j’ai adoré! Et pour la dernière je suis presque à l’opposé de ta perception car j’y vois dans ce retour à la mer, un réconfort comme s’il cherchait à retrouver le refuge du ventre maternel.

    Autrement, magnifique recueil!

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    • Concernant Jasmine et la nouvelle intermédiaire de la partie 2, j’ai trouvé ça très similaire à des textes de Simmons ou de Baxter, d’où le fait qu’il y ait peu de surprises, pour ma part.
      Pour ce qui est de la partie 4, effectivement le fait de ne pas avoir lu Echopraxie enlève une partie de la portée ou de la signification de l’histoire, notamment sur les motivations du personnage du Colonel.
      Sinon, concernant le texte de la partie 5 sur lequel nos avis divergent (pour une fois) assez radicalement, non pas en terme de qualité mais de perception, je pense que c’est dû au fait que personne ne devrait faire comme moi, et lire Lovecraft à 11-12 ans : après, les profondeurs marines te terrifient 😀

      Aimé par 1 personne

  7. Ping : Apophis parle à ses adeptes, numéro 2 : Bilan 2016, Prix Apophis, Bande-annonce 2017 | Le culte d'Apophis

    • Le recueil est tellement riche qu’il y en a pour tous les goûts et toutes les sensibilités, et chacun d’entre nous sera plus ou moins intéressé par telle nouvelle ou telle autre. C’est cette variété qui est une de ses forces, je pense, en plus de la profondeur du traitement des thématiques.

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  8. Ping : Comprendre les genres et sous-genres des littératures de l’imaginaire : partie 7 – Sous-genres majeurs de la SF | Le culte d'Apophis

  9. Je l’ai lu il y a quelques jours et, grâce à toi, j’apprends que je ne suis pas du tout une « lectrice lambda » ^^. En effet, je n’ai pas ressenti du tout le côté « noir et dystopique » de ces nouvelles. Je ne dirais pas que c’est gai, bien entendu, mais à aucun moment je n’ai pensé que c’était sombre.
    Au final, je pense que j’ai un ressenti plus « tiède » que le tien : rien d’époustouflant, mais rien de détestable non plus, j’ai trouvé ça assez chouette dans l’ensemble et aucune nouvelle ne m’a parue mauvaise (j’crois même que je me suis marrée à la fin d’ « Hillcrest contre… »), même si j’ai parfois regretté de ne pas en savoir plus sur le monde, le contexte.
    Et la postface était super intéressante : Watts a vraiment l’air d’un chic type !

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