Un peu de ton sang – Theodore Sturgeon

Un recueil de deux textes d’Horreur (et de Fantastique pour l’un d’eux) caractérisés… par leur grande humanité !

sturgeon_sangTheodore Sturgeon (1918-1985) est un écrivain de SF, de Fantastique et d’Horreur caractérisé par ses thèmes humanistes, un univers avec une atmosphère très personnelle (à tel point que, s’il a influencé d’autres auteurs éminents, comme Ray Bradbury, Harlan Ellison ou Samuel Delany, on ne peut pas parler d’écrivains « faisant du Sturgeon »), souvent poétique, et la façon très cathartique dont il a utilisé des événements survenus dans sa vie au sein de ses textes, imbriquant la première dans les seconds. Il a également officié sur quelques épisodes de Star Trek, et est l’inventeur du célèbre Pon Farr, du salut vulcain, de la phrase « longue vie et prospérité », ainsi que (selon certaines sources)… de la Directive Première ! Malgré une grande reconnaissance de ses qualités d’écrivain par la critique, malgré sa productivité (200 textes, surtout des nouvelles, mais aussi des romans marquants, comme Les plus qu’humains et Cristal qui songe), malgré le fait qu’il ait été, dans les années 50, l’auteur le plus représenté dans les anthologies, il a peu été récompensé par des prix littéraires et demeure beaucoup moins connu du grand public, en 2016, que certains de ses contemporains.

Le livre que je vous présente aujourd’hui comprend en fait deux textes : la novella Un peu de ton sang (146 pages) et la nouvelle Je répare tout (46 pages). Les deux relèvent de l’Horreur, « physique » et qui tâche pour le premier, plus subtile et psychologique pour le second. Le premier peut aussi relever, selon un certain angle de vue, du Fantastique, même si je ne suis pas tout à fait d’accord, mais fait par contre incontestablement partie d’un thématique majeure de ce dernier, que je vais taire pour ne pas spoiler mais qui n’est pas spécialement difficile à deviner vu le nom du recueil (et si vous êtes vraiment curieux / curieuse, jetez un coup d’œil au tag de l’article…). Les deux partagent aussi une thématique commune (en plus de protagonistes sortis du même moule typiquement Sturgeonien) : les secrets liés à la sexualité (ou à une forme affective, psychologique de sexualité, en tout cas) des protagonistes et les horribles situations qu’ils génèrent. Un aspect sexuel, transgressif, qu’on retrouve d’ailleurs dans le sous-genre du Fantastique dans lequel on classe souvent Un peu de ton sang.

Nous allons maintenant examiner chacun des deux textes. 

Un peu de ton sang

Il s’agit d’une novella épistolaire qui s’appuie sur la correspondance entre deux psychiatres militaires. L’époque n’est pas précisée, mais la mention de l’avion Fairchild C-119 indique que l’action se déroule pendant la Guerre de Corée ou celle du Viêt Nam (le texte date de 1961). Les deux praticiens parlent du cas peu ordinaire de Georges (ce n’est pas son vrai nom, mais un pseudonyme), un soldat convoqué devant le psychiatre de son unité après que la censure ait intercepté une lettre à sa fiancée et qui, après une remarque en apparence anodine, a frappé l’officier. Laissé à l’isolement depuis trois mois, il attire l’attention d’un des deux psychiatres que j’évoquais plus haut, alors que son collègue, plus gradé, le pousse à rendre le pauvre diable, un gars de la campagne américaine profonde assez rustique, à la vie civile. Mais le Dr Outerbridge sent que ce cas est bien moins ordinaire qu’il n’y paraît de prime abord…

Cette novella (ou roman court) relève, en première analyse, du registre de l’Horreur et, selon un certain angle de vue, éventuellement du Fantastique (voir plus loin). Je vais spoiler un peu, mais disons qu’Outerbridge réussit à passer outre le quasi-mutisme de Georges et à prouver que celui-ci s’est livré à des actes abominables. Le tour de force de Theodore Sturgeon est, contrairement à un roman d’Horreur classique mettant en scène un être se livrant à des actes effroyables, à ne pas nous conduire à être dégoûté par lui mais à le prendre en pitié, voire à le considérer comme une victime plus qu’un coupable ! C’est la démonstration magistrale du caractère humaniste,  dont je parlais plus haut, de l’oeuvre de cet écrivain : Georges n’est pas un monstre, il est une victime, manifestation de plus du caractère profondément (et paradoxalement) optimiste de l’oeuvre de Sturgeon. Dans un miroir, une catharsis de la propre enfance de Sturgeon, Georges est un enfant livré à lui-même, vagabondant dans les bois, sous la coupe impitoyable d’un père (beau-père pour l’auteur) tyrannique, fuyant sa vie de misère pour s’engager (dans l’armée pour le personnage, dans la marine marchande pour son créateur), solitaire, immature et incompris, différent donc rejeté. C’est le même type de cheminement que dans Cristal qui songe, au passage.

Au final, sur un thème archi-classique du Fantastique, dans une histoire apparemment banale d’Horreur mettant en scène un meurtrier, Sturgeon parvient, grâce à son approche humaniste et surtout grâce à son angle de vue réaliste, débarrassant le mythe de ses oripeaux, à nous proposer un texte, un regard, paradoxalement complètement neuf sur un personnage relevant de ces archétypes. Et l’aspect auto-biographique de l’oeuvre ne fait évidemment que renforcer l’empathie du lecteur pour le personnage, et lui faire apprécier une morale finalement très belle. Malgré tout, j’attire votre attention sur le fait que si l’émotion et l’empathie sont là, certains actes décrits peuvent horrifier les âmes sensibles, même s’ils ne sont en aucun cas gratuits et s’inscrivent avec une parfaite logique dans la construction du protagoniste et de l’intrigue.

Bref, ce texte est une grande réussite. Il est considéré comme un des classiques de l’Horreur, et, sur le volet Fantastique, Hitchcock en personne a déclaré qu’il était « le meilleur récit écrit dans la veine jugulaire ».

Notez un petit détail assez amusant en introduction et en conclusion, une utilisation de l’adresse au lecteur qui donne un petit aspect « histoire dont vous êtes le héros ».

Je répare tout

Ce texte, qui n’a pas l’aura du précédent, et qui relève cette fois complètement de l’Horreur, présente de troublantes ressemblances avec un texte (très) postérieur de… Stephen King, que je ne vais évidemment pas citer pour ne pas spoiler. Le plus étonnant est que King ne semble pas s’être inspiré de Sturgeon, alors que la parenté est pourtant relativement nette.

Le protagoniste (qui n’est pas nommé) est un type regardé comme une bête curieuse, méprisé par ses patrons (il est homme à tout faire dans un grand magasin), quasi-mutique, à l’enfance malheureuse, solitaire mais doté de mains en or, capable de tout cuisiner, de tout construire, de tout réparer. Et justement, un soir pluvieux, alors qu’il rentre chez lui, il voit une voiture larguer le corps d’une jeune femme avant de filer à vive allure. Sur une impulsion, il la recueille, la découvre grièvement blessée par armes tranchantes, et se met en tête… de la réparer. En faisant cela, c’est un peu lui, sa vie solitaire et misérable, sans joie, qu’il va aussi réparer. Les jours, les semaines vont passer, jusqu’à une conclusion d’une logique impitoyable (et assez prévisible).

C’est un texte correct, au final. Une fois encore, on ne peut pas s’empêcher de faire preuve de compassion pour le monstre (mais est-il vraiment celui que l’on croit ?), qui se révèle par certains côtés bien plus humain et digne d’empathie que sa victime.

En conclusion

Ces deux nouvelles sont prenantes (enfin, du moins, pour ma part, je les ai lues très vite et avec plaisir), même si on est loin de l’apogée du style de Sturgeon. Certains critiquent la qualité des deux traductions, ce qui n’est pas mon cas : il en existe ou existerait sûrement de meilleures, mais il n’y a certainement pas de quoi crier au scandale, à mon sens.

Dans l’ensemble, il s’agit de deux très bons textes d’Horreur, le premier étant une référence du genre et le second étant plus dispensable, sauf si on le considère comme un précurseur d’un roman relativement similaire, même si bien plus marquant, de Stephen King. Un peu de ton sang, vu selon le prisme du Fantastique, en renouvelle de façon magistrale, car réaliste, un des sous-genres majeurs. Ce recueil est donc fort recommandable, sachant tout de même que si le second texte relève d’une horreur « soft », le premier est nettement plus explicite, même si ça ne l’empêche pas d’être aussi (et paradoxalement) plein d’humanité et d’une certaine forme… de beauté dans sa morale.

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7 réflexions sur “Un peu de ton sang – Theodore Sturgeon

  1. Je l’ai dans mes ebook. Effectivement classé en horreur… du coup, je n’y ai pas fait plus attention que cela. Pour tout dire, ma limite de tolétence dans le genre « horreur » c’est Alien, avec des bonds d’un mètre au dessus du canapé. Et encore, pas le soir, ni la nuit.
    Malgré cela, ta critique m’inspire beaucoup, et j’en bien envie de tenter la première novella, notamment pour sa beauté morale!
    Et puis, c’est court..; Allez, vendu!

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  2. Pas tentée par Sturgeon en mode horreur (je suis une âme trop sensible !) mais « Les plus qu’humains » et « Cristal qui songe » m’ont très fortement marquée (et comme c’est une lecture qui remonte à trèèès loin, je me dis régulièrement qu’il faudrait que je relise ces deux chefs d’œuvre).

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