Rêves d’acier – Glen Cook

Madame et le Temple Maudit

reves_acierRêves d’acier est le second (et dernier) des Livres du Sud, deuxième sous-cycle de la Compagnie noire (je considère, comme les américains, que La pointe d’argent fait le lien entre les Livres du Nord et ceux du Sud, et ne fait pas partie de ces derniers). Il constitue la suite directe du tome précédent et reprend exactement là où ce dernier s’est arrêté. Pour autant, il y a une différence de taille : le narrateur. Poursuivant jusqu’à son terme logique une démarche entreprise depuis deux tomes déjà et consistant à mettre la Dame de plus en plus en avant, Glen Cook en fait à la fois le Capitaine et l’Annaliste de la Compagnie noire. Dans les annales, Rêves d’acier sera donc connu comme « le livre de Madame », tout comme les précédents étaient les « livres de Toubib ».

Inutile de dire qu’à lui seul, ce changement de narrateur (et de rôle de ce personnage emblématique du cycle dans son ensemble) rend déjà ce roman très intéressant, un jugement qui ne fera que se confirmer au fur et à mesure de sa lecture.

Attention : j’attire votre attention sur le fait qu’arrivé au sixième (cinquième selon la numérotation des éditeurs français) roman d’un cycle, les spoilers sur les tomes précédents sont inévitables. Par contre, cette critique est garantie sans spoiler majeur sur ce livre précis.

Madame, Annaliste et Capitaine *

Sorceress, Opeth, 2016.

Madame, coincée sous un tas de cadavres, reprend conscience et se trouve dans une situation périlleuse : les troupes de la Compagnie se sont retranchées dans la ville, Toubib est mort (du moins c’est ce qu’elle croit, le lecteur, lui, sait que c’est faux), et des groupes de soldats parcourent le champ de bataille à la recherche de butin ou de blessés à achever. Heureusement pour elle, un de ces groupes est en fait constitué de fanatiques religieux (l’équivalent local des Thugs), qui en font le messie de leur déesse de la mort, Kina. A partir de ce noyau, elle commence à rebâtir une seconde Compagnie Noire, dont elle se proclame Capitaine (ce n’était pas forcément clair à la lecture du tome précédent, mais elle jouait en fait le rôle du Lieutenant, ce qui fait qu’avec la mort -présumée- de Toubib, c’est elle qui devient Capitaine). Des troupes en fuite, des recrues fraîches engagées à Taglios, ainsi que Cygne et sa bande, viendront ensuite s’agréger autour de ce noyau dur, qui comprendra finalement des milliers d’hommes. Le seul but de Madame sera alors de vaincre les Maîtres d’Ombres, à la fois pour honorer le contrat de la Compagnie et pour venger Toubib. Ce dernier étant toujours captif (on ne dira pas de qui pour ne pas spoiler ceux qui n’ont pas lu le tome précédent).

toubibLe fait que Madame soit aussi annaliste (Murgen est coincé dans Couve-Tempête / Dejagore avec Mogaba et les anciens de la Compagnie) induit un changement subtil dans l’écriture de Glen Cook : oh, certes, il y a toujours de la gouaille et de l’argot, mais il y a aussi des choses qui étaient complètement absentes jusque là et un ton différent (le procédé rappelle celui utilisé dans La pointe d’argent, où c’est Casier le narrateur). La différence la plus visible et emblématique est qu’il y a… des descriptions, à commencer par celles de Madame et de Toubib. On sait enfin à quoi ces deux-là ressemblent exactement !

Ambiance indienne et Indiana Jones *

India, Roxy Music, 1982.

Je le disais dans la critique du tome précédent, Taglios est un mélange d’influences égyptiennes (fleuve à cataractes, notion de Ka) et (surtout) indiennes. Ces dernières sont parfaitement nettes dans Rêves d’acier : Kina est Kali, Narayan et ses pairs sont des thugs, chaque dieu taglien a dix ou vingt visages ou avatars différents (comme dans la mythologie Hindoue), on nous parle de saris, de cycle de réincarnation, etc. Et bien entendu, il y a les différentes castes, ethnies et autres sectes religieuses, Shadar, Vedhna et Gunni n’étant que d’autres noms pour les Brahmanes, Kshatriyas, Vaishyas ou Shudras de l’Hindouisme.

Personnellement, j’ai été absolument ravi par cette influence indienne, qui dépayse au moins autant que l’ambiance africaine majoritaire dans le roman précédent. De plus, j’ai toujours été sidéré par le fait que la Fantasy (du moins la Fantasy occidentale) fasse un usage aussi parcimonieux de l’ambiance et de la cosmogonie Hindoue, tout ça pour se cantonner dans 95 % des cas aux sempiternelles ambiances gréco-romaines, chrétiennes,  celtiques ou nordiques typiques de la fantasy à cadre européen et médiéval-fantastique. Si les ambiances arabes, japonaises et parfois chinoises émergent de plus en plus ces dernières années, en revanche certains autres cadres au moins aussi évocateurs sont quasi-totalement laissés de côté, ce que je trouve à la fois extrêmement regrettable et étonnant : pensez au potentiel d’une fantasy aztèque, par exemple, et voyez celui d’une fantasy hindoue… La SF et le Fantastique, en revanche, n’ont pas ces problèmes : de Vandana Singh à Ian McDonald ou Roger Zelazny, nombre d’auteurs d’envergure n’ont pas hésité à utiliser le cadre indien ou l’Hindouisme dans leurs œuvres.

Sur un plan plus personnel, Narayan, ses pseudos-thugs, leur déesse Kina et leur temple sinistre m’ont irrésistiblement projeté des décennies en arrière, à l’époque d’Indiana Jones et le temple maudit : j’entendais presque Narayan beugler KAAAAALLLIIIII MAAAAAAA à chacune de ses apparitions  😀

Personnages, nouveaux et anciens

madameLa première chose qu’on constate est bien évidemment le rôle encore accru de Madame par rapport aux deux tomes précédents : cette fois, elle n’est pas un personnage secondaire (certes emblématique, telle n’est pas la question) mais la principale narratrice (certains chapitres sont vus selon le point de vue de Toubib, de Saule Cygne ou des Maîtres d’Ombres). De plus, elle n’est plus Lieutenant, mais Capitaine (un titre qui lui sera contesté par Mogaba, qui commande les troupes assiégées dans Dejagore) : on avait déjà eu un aperçu de ses talents guerriers à la fin de Jeux d’ombres, et sans surprise, vu son passé d’Impératrice du Nord (a Queen in the North, a Queen in the North ! – pardon, ça m’a échappé-), elle se révèle une meneuse d’hommes et une stratège hors-pair, ainsi, bien évidemment, qu’une politicienne et une manipulatrice habile et retorse. La seule question qui se pose est : qui, d’elle ou de Narayan et de sa secte, qui voient en elle le messie, l’avatar terrestre de leur déesse de la mort, manipule réellement qui ? Réponse en fin de livre !

madame_tagliosCe personnage subira également deux évolutions majeures, une au cours du récit, la seconde à la fin (et je ne parlerai pas de cette dernière afin de vous éviter un spoil majeur, bien que je puisse vous dire que cet événement va avoir des conséquences énormes sur la suite du cycle) : la première est que, comme c’était sous-entendu dans le tome précédent, Madame récupère peu-à-peu les pouvoirs magiques énormes qu’elle possédait lorsqu’elle était tout simplement la Dame. A vrai dire, j’ai un sentiment assez partagé à ce propos : d’une part, je trouvais que la perte de son pouvoir arcane humanisait un personnage qui était jusque là assez éthéré et plus-grand-que-nature, et le rendait de fait plus intéressant, quelque part ; d’un autre côté, une Madame en pleine possession de ses pouvoirs promet d’être un adversaire redoutable pour ses ennemis (Maîtres d’Ombres… ou autres) dans la suite des aventures de la Compagnie noire, et j’en salive d’avance.

Outre Madame, il y a bien sûr les autres personnages déjà connus : certains sont complètement absents (on entend juste parler de Qu’un-oeil et de Gobelin, on ne les « voit » jamais), d’autres ne font que de courtes (mais parfois marquantes) apparitions, comme Mogaba et Murgen, tandis que certains autres ont un rôle très accru (toute la bande de Cygne, surtout Lame, qui devient le principal Lieutenant de Madame).

Et puis il y a les nouveaux personnages, dont Bélier, le garde du corps de Madame et surtout Narayan, le chef des cultistes étrangleurs de Kina, les Félons. Ce dernier est un personnage très ambigu, extrêmement intéressant, et d’évidence appelé à prendre de l’ampleur dans la suite du cycle. Au passage, signalons que Glen Cook a tiré de son inspiration hindouiste une mythologie riche, évocatrice et tout à fait passionnante.

Pour terminer sur ce chapitre, précisons qu’une mésaventure qui arrive au sorcier Fumée m’a fortement évoqué le concept des Éclats dans Mage de guerre de Stephen Aryan, sans doute trop pour que ce soit une simple coïncidence.

En conclusion

Ce second et dernier tome des Livres du sud se révèle tout à fait passionnant sur de multiples plans : Madame qui devient narratrice, annaliste, capitaine et chef de guerre dans la lutte contre les Maîtres d’Ombres, l’ambiance indienne et la cosmogonie d’inspiration Hindouiste, le personnage de Thug de Narayan, le statut de messie / incarnation terrestre / « fille » de la déesse de la mort de Madame, et bien entendu le gros twist final (même si j’ai trouvé la fin un poil abrupte, presque précipitée).

On lit parfois que seuls les trois premiers tomes (les Livres du Nord) du cycle de la Compagnie noire sont intéressants, et que lire les autres n’est pas indispensable. Personnellement, j’en suis à six tomes (j’ai lu La pointe d’argent en quatrième position), et j’ai trouvé chacun d’entre eux intéressant à des degrés divers, même si, pour moi, La Rose Blanche et La pointe d’argent sont au-dessus des autres. Alors après, peut-être que ça se gâte par la suite, mais si vous avez confiance en mon jugement, vous pouvez lire au moins ces six premiers tomes, vous ne gaspillerez ni votre temps, ni votre argent (à la condition impérative d’avoir une affinité minimale avec la dark fantasy militaire, bien entendu).

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Boudicca sur le Bibliocosme, celle de l’Ours inculte, de Ma lecturothèque, de Xapur,

Ce roman fait partie d’un cycle : retrouvez sur Le Culte d’Apophis les critiques :

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16 réflexions sur “Rêves d’acier – Glen Cook

  1. Woui! Je le prends! Je le prends!
    Je finis mes challenges estivaux et je ne tarde pas à me lancer dans la Compagnie.
    Je ne sais pa pourquoi, je sens que Madame (et Capitaine) est un personnage qui va me plaire… Vraiment, je ne vois pas pourquoi?.. Sans doute quelques réminiscences du passé.
    La dessus, une ambiance indienne, tout cela a l’air bien excitant et que dire de ta critique qui met l’aeu à la bouche.
    Merci 🙂

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