L’homme qui mit fin à l’histoire – Ken Liu

Sur un sujet de cauchemar (mais hélas bien réel), Ken Liu nous offre une merveille d’intelligence et de justesse

ken_liu_u731Si vous êtes un passionné de SF, il est plus que probable que vous ayez au minimum entendu parler de (sinon déjà lu) Ken Liu. Tout juste quadragénaire, venu à l’âge de 11 ans en Amérique depuis sa Chine natale, cet homme bourré de talent (il a travaillé comme programmeur informatique, avocat spécialisé en droit fiscal, avant de combiner ces deux domaines en devenant médiateur dans des litiges en lien avec la technologie, tout ça en maintenant son activité parallèle d’écrivain et de traducteur de livres chinois) est le boy wonder de la SFFF des années 2010 : il est titulaire du prix Locus 2016 (catégorie : premier roman) pour The Grace of Kings, d’un Hugo pour une de ses nouvelles (Mono no aware), sa traduction (chinois vers anglais) du Problème à trois corps de Liu Cixin est le premier roman traduit à avoir gagné le Hugo, et surtout, il est la seule personne a avoir rédigé un texte (de quelque longueur que ce soit : nouvelle, novella, roman) qui a gagné à la fois le Hugo, le Nebula et le World Fantasy Award, excusez du peu !

La novella dont je vais vous parler a également été nominée pour le Hugo. C’est une histoire de voyage dans le temps mettant en jeu l’Unité 731 de l’Armée Impériale Japonaise. Tout le monde n’étant pas féru d’histoire militaire, je vais commencer par vous parler (longuement) de cette organisation, spécialisée dans la guerre biologique durant la Seconde Guerre Mondiale. 

L’Unité 731

(J’ai synthétisé l’essentiel de ce résumé à partir des deux chapitres consacrés à l’Unité et à ses responsables dans le livre Histoire secrète des guerres biologiques, de Patrick Berche).

J’attire l’attention des personnes sensibles sur le fait que ce résumé des activités de l’Unité 731 est un véritable catalogue d’horreurs, certes indispensable pour saisir pleinement la portée du texte de Ken Liu, mais dont la lecture peut être difficile à supporter. Pourtant, cette lecture participe à un devoir de mémoire, aussi me paraît-elle doublement importante.

Origines

L’Unité 731 est la création de Shiro Ishii, un médecin militaire japonais individualiste, arrogant, sournois, arriviste, et peut-être surtout ultranationaliste. Il a été très impressionné par les effets de l’épidémie qui a frappé, en 1924, l’île de Shikoku, et qui a atteint le taux de mortalité absolument faramineux de 60 % (atteindre de tels pourcentages est très rare, et réservé aux pires maladies connues, comme la Variole par exemple). Il n’a alors de cesse de vouloir fournir à son pays une version militarisée des agents biologiques. A la fin de ses études, il se fait payer par l’Armée Impériale un voyage de 2 ans qui va le conduire à visiter les installations biologiques de 30 pays. A son retour, en 1930, il brosse à sa hiérarchie un tableau tendancieux (et qui ne correspond en rien à la réalité), prétendant que les nations occidentales développent de façon active un programme d’armes biologiques. Ce rapport, soutenu par les ultranationalistes, conduit l’Armée Impériale à créer en 1932 une structure militaire qui sera spécialisée dans ce domaine : l’Unité 731 est née. Initialement sous le contrôle de la Kenpeitai (l’équivalent japonais de la Gestapo), elle passera cependant sous celui de l’Armée de Kwantung, par le biais d’Ishii.

Personnel

Ses effectifs ne vont cesser d’augmenter : de 300 personnes en 1932, ils vont passer à 3000 en 1938. L’Unité va déménager plusieurs fois, pour des raisons de sécurité opérationnelle autant que de place nécessaire : elle va passer du Japon au Mandchoukouo (l’Etat Fantoche du Nord-est de la Chine, dirigé officiellement par le fameux dernier Empereur, Puyi, mais en réalité par les japonais), d’abord à Harbin fin 1935, puis à Pingfan en 1938. De même, elle va se transformer en véritable pieuvre, s’étendant au Japon, la Chine, l’Indochine, le Siam et la Birmanie via des unités « satellites » (Unité 100 par exemple) ou des « filiales » (l’Unité 1644 de Nankin, notamment). Sa base ultra-secrète et ultra-sécurisée de Pingfan s’étend sur 3 kilomètres carrés, abrite 3000 personnes et près de 150 bâtiments.

On peut légitimement se demander comment Ishii a entraîné, dans son sillage, des centaines de médecins à faire exactement le contraire de ce à quoi ils avaient été formés : tuer plutôt que soigner (précisons cependant que l’Unité était aussi responsable de la mise au point de vaccins et autres filtres qui correspondaient plus au serment d’Hippocrate). L’explication n’est pas simple, mais multiple : patriotisme mal placé (« mon pays, à tort ou à raison »), discipline militaire, absence d’alternatives (la démission est impossible, et une exécution en pareil cas n’est pas inenvisageable), justifications pour le moins tordues (« si la mort d’un cobaye humain fait avancer la science, elle est honorable »), propagande (« les cobayes sont l’ennemi, peu importe qu’ils meurent de cette façon ou d’une autre »), et bien entendu déshumanisation (les cobayes sont traités comme des bêtes ou des objets, littéralement).

Activités

L’Unité travaille jour et nuit jusqu’à la fin de la guerre. On essaye tout : tous les germes (avec une préférence marquée pour Yersinia Pestis, dont on produit chaque mois une quantité suffisante pour tuer plusieurs fois toute la population de la planète), tous les vecteurs, des dispositifs de dispersion en forme de bombe (il en existe neuf types différents) aux animaux (principalement des rats et des puces).

L’Unité 731 est un camp de torture, d’extermination et surtout d’expérimentation : cette dernière est une véritable routine, appliquée initialement seulement à des condamnés à mort, avant d’être rapidement étendue à de plus en plus de personnes : des soldats chinois et coréens (formant 70 % des cobayes), des « criminels idéologiques », des communistes, des fumeurs d’opium, plus tard des prisonniers de guerre américains (alors que les soldats de l’Empire Britannique servent majoritairement de groupe témoin), et des individus soupçonnés de déloyauté envers le Japon. Les sujets des expérimentations sont majoritairement des hommes de moins de 40 ans, mais il y a également parmi eux des femmes, des enfants, et même des femmes enceintes.

Les cobayes sont appelés marûtas (bûche, en japonais) : dès leur arrivée, ils ne sont plus connus que par un numéro qui leur est attribué, une façon de les déshumaniser. Les expériences menées sont de deux types :

  • On cherche avant tout la meilleure façon d’infecter un humain avec le germe étudié, la dose létale, on observe l’évolution de la maladie et on pratique des autopsies.
  • Des études sont également menées sur la survie en conditions extrêmes : froid, décompression, faim, déshydratation, privation de sommeil, électricité, rayons X, exposition à des produits toxiques, vivisection, etc.

Si un détenu survit, il est soumis à autant d’expériences qu’il est nécessaire, jusqu’à sa mort. 2 à 3 meurent par jour, 3000 à Pingfan durant toute l’histoire de l’unité (il existe aussi des équipes mobiles qui se rendent dans les camps de prisonniers en Chine, et qui, sous couvert d’examens médicaux ou de vaccinations, infectent secrètement certains prisonniers ;  selon certaines sources, le nombre total de cobayes morts pourrait atteindre 10 000 personnes). Tout est documenté, parfois publié (dans des cercles évidemment restreints), et des essais grandeur nature sont réalisés sur le terrain.

Résultats sur le terrain

De nombreuses frappes biologiques sont menées, la plupart ayant des résultats extrêmement décevants pour les Japonais au regard des moyens engagés. Et ce, sans compter un effet boomerang qui fait que parfois, les troupes japonaises elles-mêmes sont frappées par les épidémies lancées par l’Unité 731. La hiérarchie militaire décide donc de stopper les attaques sur le terrain en août 1942, mais de poursuivre les recherches.

Malgré tout, un rapport publié en 2002 estime que, du fait des attaques bactériologiques et des expérimentations japonaises en Chine, plus de 580 000 personnes seraient mortes. Un « échec » plutôt meurtrier, donc.

La fin de l’Unité 731

En 1945, devant l’avancée des troupes soviétiques, ordre est donné de tout faire disparaître, les preuves comme les témoins : les équipements et documents sont incendiés et détruits, les prisonniers et travailleurs mandchous tués, tandis qu’on fait sauter les principaux bâtiments. Si certains membres du personnel se suicident et qu’une poignée est capturée, la plupart rentrent au Japon, où ils se cachent par crainte des représailles.

L’après-guerre

Après-guerre, une enquête est menée par les américains. Par une ironie macabre, l’interprète des spécialistes US envoyés pour la mener est… un ancien Lieutenant-Colonel de l’Unité 731. En échange de l’immunité, les américains apprennent tout ce qu’il y a à savoir sur le programme de guerre biologique japonais. Cette immunité sera maintenue même après qu’ils aient eu confirmation de l’utilisation de cobayes humains par les anciens de l’Unité eux-mêmes (il ne reste plus personne pour témoigner à part eux : les Japonais ont pris grand soin de ne laisser aucun témoin vivant).

Ishii est arrêté (sur dénonciation) dans… son village natal. Il est interrogé jusqu’en 1947, dans une atmosphère si amicale que les américains dînent à sa table. Il livre la totalité des secrets du programme Japonais. L’accord d’immunité le concernant, ainsi que tous ses collaborateurs, est signé en mars 1948. L’existence même de l’Unité 731 devient un secret d’Etat, qui ne sera levé, au Japon, qu’en… 2002.

Pendant des décennies, les gouvernements japonais, US et britannique nient farouchement l’existence même d’un programme de guerre bactériologique japonais, parlant d’allégations non confirmées, voire d’affabulations pures et simples. Les scientifiques américains travaillent pendant des années avec des anciens de l’Unité 731. Ils ne semblent pas touchés par le fait que certaines des données ou procédures utilisées ont été obtenues par leurs nouveaux collègues via des expérimentations sur l’être humain. Seule la science (et la sacro-sainte sécurité nationale, en ce début de Guerre Froide) compte.

Les crimes de l’Unité 731 ne seront connus au Japon qu’à partir de 1976, suite au travail de journalistes japonais et américains. Ishii meurt d’un cancer de la gorge à l’âge de 67 ans, en 1959. Il n’a jamais manifesté de regret (seulement de la fierté pour le travail accompli au service de la « grandeur » de l’Empire Japonais), et a vécu paisiblement, entouré de sa famille (notamment une fille qui le vénère) et dans une impunité totale, sous la protection des américains.

La novella

Le secret absolu maintenu par les gouvernements alliés et japonais sur l’existence même de l’Unité 731 a bien entendu été un terreau fertile pour le révisionnisme et le négationnisme. C’est à ces deux fléaux que la novella (d’une centaine de pages) de Ken Liu s’attaque avant tout.

Narration, personnages, intrigue

La narration,  inspirée par un texte de Ted Chiang, est assez originale : en fait, tout le texte est censé être un documentaire sur une expérience de « voyage » dans le temps (voir plus loin) et surtout sur ses conséquences (ou, souvent, sur son absence de conséquences ou sur ses conséquences inattendues). Le documentaire comprend des extraits de reportages TV, d’interviews, des morceaux d’auditions en commission d’enquête, et ainsi de suite. Il s’agit, à mon sens, d’une manière très efficace de délivrer au lecteur un maximum d’informations en un minimum de pages.

L’intrigue est centrée sur Evan Wei, un historien sino-américain, et sur sa femme, la physicienne Akemi Kirino, qui est nippo-américaine. Evidemment, ces deux personnes, d’origine asiatique mais vivant aux USA, ne sont autres, du moins sur certains plans, que des avatars de Liu lui-même. Akemi a découvert une nouvelle classe de particules, dites de Bohm-Kirino qui permettent, via un mécanisme habilement mis au point et décrit par l’auteur, de voir / sentir / toucher / entendre des événements qui se sont déroulés dans le passé, mais avec d’importantes limitations (qui seront capitales dans l’histoire du roman) : une seule personne peut faire le « voyage » temporel à la fois, l’expérience ne peut pas être enregistrée ou partagée (par plusieurs personnes à la fois, projetée sur un écran, etc), et surtout, le fait de « voir » les événements du passé « détruit » (capte définitivement, plutôt) les particules de Bohm-Kirino associées, ce qui fait qu’une fois qu’un moment donné à été revécu, il est inaccessible à jamais.

En allant voir un film au cinéma, Wei découvre l’existence de l’Unité 731, qu’il ne connaissait pas, à sa grande honte, alors qu’il est d’origine chinoise. Etant donné qu’il est loin d’être seul dans son cas dans le futur proche décrit par le roman (une référence à l’incident de Mukden nous montre qu’une partie de l’intrigue, qui s’étend sur plusieurs années, se passe en 2021), l’historien en lui va vouloir lutter contre l’oubli, l’absence d’empathie, la chape de plomb posée par les gouvernements sur l’existence même de l’Unité, et surtout le révisionnisme et le négationnisme qui a prospéré justement en partie à cause des dénégations des gouvernements concernés. C’est sa femme, en lui parlant de ses recherches sur les particules qui portent son nom, qui va lui fournir les moyens, via une machine qui permet de « voyager » dans le passé (d’en faire l’expérience sans rien pouvoir y modifier ou sans pouvoir y communiquer avec quiconque, plutôt), de mettre tout le monde devant la vérité pure, absolue, et crue. Si horrible qu’elle soit.

Thèmes, écriture *

Short Memory, Midnight Oil, 1982.

Ce roman court montre clairement à quel point les pires horreurs peuvent s’effacer de la mémoire collective (ou être effacées), être relativisées (« c’était la guerre, il se passe toujours des choses terribles dans une guerre »), ou à quel point les gens peuvent être au courant mais faire preuve d’une sidérante absence d’empathie. Le « documentaire » comprend plusieurs interviews supposées avoir été réalisées dans les rues de différents pays auprès de passants. La postface nous apprend qu’en réalité, il s’agit de la retranscription de réflexions lues par l’auteur sur le net, ou même de conversations qu’il a personnellement eu avec des personnes bien réelles. Bref, ça fait froid dans le dos même lorsque, comme votre serviteur, on a abandonné depuis longtemps toute illusion envers le reste de l' »humanité ». Et ceci, sans compter les gens qui savent, mais qui préfèrent nier, dire « ça n’a jamais existé », « c’est un mensonge, il y a des intérêts géopolitiques ou économiques derrière » (=on veut discréditer le Japon, à qui profite le crime ?).

Car oui, Liu n’est pas dans le combat, certes noble, contre le négationnisme, mais qui est détaché des réalités, hélas concrètes, de notre monde : son roman montre bien comment la realpolitik, les intérêts stratégiques, conduisent les autorités de son futur, comme celles du passé, à enterrer et discréditer la vérité, et ceux qui veulent la faire éclater, au nom de la « sécurité nationale » et des échanges économiques. Les erreurs décrites dans mon petit point historique liminaire sont reproduites dans le futur imaginé par Liu, et pour les mêmes raisons.

Il y a une réflexion fascinante sur le piège inhérent à la méthode de voyage temporel utilisée : outre le fait qu’elle est destructive et qu’on peut donc facilement la « ranger sous le tapis » via un moratoire, visant à préserver le « capital historique commun à toute l’humanité », elle a un défaut moins évident, plus insidieux, mais parfaitement exploité par l’auteur. En effet, la personne qui revit le passé ne peut plus le nier, elle est en face d’un véritable satori… qu’elle ne peut malheureusement pas partager, montrer, seulement expliquer. Ce qui nécessite qu’on ait… foi en sa parole. Et qu’est-ce qu’une révélation irréfutable de la nature réelle des choses, mais qui est personnelle, sinon une théophanie ? Qu’est-ce qu’une foi absolue mais impossible à faire partager à d’autres ? C’est… une religion. Ce qui sort, par définition, du domaine du rationnel, donc… de la science. Je ne vais pas en dire plus, je vous laisse découvrir l’habile traitement de ce thème dans le livre, mais je dirais juste qu’on est bluffé par la pertinence du propos de Liu.

Sur la corde raide

Pour tout dire, ce roman court avait tout pour être casse-gueule, ne serait-ce que vu l’histoire personnelle de Liu (je vais y revenir). Pourtant, l’auteur a su éviter tous les écueils, pour nous livrer un texte d’une intelligence et d’une justesse (sans fausse note, sans jamais taper à côté) absolument incroyables (et je pèse mes mots). On parle de génie, à propos de Liu, et force est de constater que ce qualificatif n’est, à son propos, en rien galvaudé. Bien loin de la propagande de certaines maisons d’édition que personne, pas même ceux qui la font, ne croit plus, nous avons là affaire à un vrai et incontestable chef-d’oeuvre de la Science-fiction dans ce qu’elle a le meilleur, dans la combinaison du vertige de la fiction (scientifique) et des interrogations qu’elle pose sur notre monde présent (et passé, en l’occurrence).

Cette novella aurait pu se planter sur tout un tas de plans, et pourtant, elle ne l’a pas fait :

  • D’abord et avant tout, on aurait pu tomber dans le voyeurisme, le glauque et l’horrible juste pour choquer ou faire vendre : certes, il y a des scènes choc, mais c’est avant tout pour faire réfléchir, pour frapper les esprits et remettre la tête des gens tentés par la propagande négationniste nauséabonde à l’endroit, quitte à le faire à « coup de poing ». Le ton, ce qui nous est montré, est donc parfaitement mesuré, comme pour une recette de cuisine, si j’ose dire : ni trop, ni (surtout pas) pas assez.
  • Ensuite, on aurait pu taxer Liu d’être un revanchard, de vouloir « venger » son pays natal (la Chine), de vouloir faire de la propagande anti-japonaise, même en s’appuyant sur des faits incontestablement condamnables. Rien de tout cela ici, car l’auteur nuance : il ne condamne pas le peuple japonais en bloc, mais des individus, un système politique et militaire (je rappelle que l’Empereur et sa famille étaient parfaitement au fait des expérimentations sur les humains). De plus, il ne condamne pas les descendants pour les fautes commises par leurs aïeux. Enfin, il porte un regard lucide sur l’histoire post-seconde guerre mondiale de la Chine, il n’en fait pas un pays sans défaut.
  • Enfin, il n’oublie pas le tableau général, précisant que si horribles que les événements d’Harbin et Pingfan aient pu être, ils ne sont malheureusement qu’une note, certes intense et stridente, mais qu’une note, dans la symphonie de mort chantée par la Chine lors de la guerre. C’était là un piège insidieux dans lequel d’autres écrivains auraient pu tomber, mais pas lui.
  • Cela peut paraître plus anecdotique, mais Liu a aussi maintenu un équilibre entre l’intérêt de l’aspect SF de son histoire et celui des profondes interrogations qu’il suscite en son lecteur, l’aspect « via l’allégorie d’un futur proche et d’une fiction scientifique, via des personnages imaginaires, c’est en fait à toi, lecteur, et au monde actuel et passé que je parle ». Chez d’autres auteurs (puisqu’il faut en citer un, disons Vandana Singh), cet équilibre n’est pas maintenu : l’aspect SFFF n’est qu’un « prétexte », un oripeau, qui s’efface complètement devant la critique d’une société actuelle ou passée. Mais ce n’est pas le cas ici : même sur un strict plan SF, ce texte est solide et intéressant.

D’une façon générale, j’ai été saisi d’admiration, tout au long de ma lecture, par l’intelligence, la subtilité, l’habileté d’écrivain de Ken Liu, par la justesse du traitement de son histoire, par la profondeur des interrogations et réflexions qu’il suscite chez son lecteur. Et tout ça sans cette aridité qui aurait pu, là encore, caractériser la démonstration d’un auteur moins doué : ce n’est pas un cours, ce n’est pas de la philo, ça a un côté prenant, vivant, digne des meilleurs romans.

Signalons, pour terminer, la très bonne traduction de Pierre-Paul Durastanti (comme toujours).

En conclusion

Si un livre mérite l’étiquette de (roman) Culte d’Apophis, c’est bien celui-là. Sur un sujet d’une gravité extrême, Ken Liu évite les nombreux pièges dans lesquels un écrivain moins doué aurait facilement pu tomber pour nous livrer une novella d’une intelligence, d’une justesse, d’une habileté et surtout d’une profondeur (celle des questionnements qu’elle fait naître chez son lecteur) rarissime. Et tout cela, c’est à souligner, sans faire de l’aspect SF un prétexte ou un oripeau, en lui laissant une place nette, réelle, équilibrée dans l’intrigue. Intrigue qui aurait pu être un texte aride, pour esthètes de la SF ou de la littérature, mais qui pourtant ne l’est pas. On qualifie souvent Ken Liu de prodige, de génie littéraire, et ce texte montre que le qualificatif n’est en rien galvaudé. Et ce même si les révélations finales, si l’évolution de la situation des personnages, sont assez prévisibles.

Pourtant, il  me paraît évident que ce roman court n’est malheureusement pas destiné à tout le monde : son sujet, l’horreur absolue (et pourtant jamais voyeuriste ou à intentions purement commerciales) de certaines scènes, font qu’il va laisser de côté une partie du lectorat. Ce n’est clairement pas un livre à mettre dans les mains d’une personne sensible, par exemple. Et pourtant… il participe à un devoir de mémoire, à une lutte contre le Négationnisme et le Révisionnisme, contre les mensonges d’Etat, qui fait que plutôt que de faire lire à nos ados n’importe quelle vieillerie sans intérêt (sinon sur un pur plan littéraire) pour leur édification ou la compréhension du monde moderne (ou passé, ce qui revient au même), on ferait mieux de leur faire lire ce genre d’ouvrage, autrement plus pertinent.

Bref, si vous pensez que vous avez les tripes pour plonger dans une des pages les plus sombres (mais pourtant « incroyablement » méconnue) de l’histoire de l’humanité, je vous conseille ce livre sans réserve. Si quelqu’un doute encore que Le Belial’ est le premier éditeur de SF en France, pas sur un plan bassement commercial mais sur celui de l’intelligence et de la pertinence des choix de publication, qu’il lise ce livre, et qu’il compare avec ce que publient les autres. On en reparlera après. En tout cas, la collection « Une heure-lumière » s’enrichit d’un chef-d’oeuvre de plus, et s’impose clairement comme un incontournable dans le paysage SF français par l’énorme qualité du livre moyen qui y figure. Et j’ajoute, sur un  plan plus personnel, que j’arrête de chercher le prix Apophis SF 2016, je ne vois franchement pas ce que je pourrais lire de meilleur que cette novella de Ken Liu.

Pour aller plus loin

Vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette novella ? Je vous conseille la lecture des critiques de Lune, de Lutin, de Blackwolf, de Lorhkan, de Foxfire, d’Aelinel, de Xapur, de l’Ours inculte, de Yogo, de Shaya, de Boudicca sur le Bibliocosme, de Célindanae sur Au pays des Cave Trolls, de Bouch’, du Chien critique, de L’épaule d’Orion, du Journal d’un curieux, de Baroona sur 233°c, du Rêvélecteur, d’Ombre Bones, du Chroniqueur, de Feygirl,

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50 réflexions sur “L’homme qui mit fin à l’histoire – Ken Liu

  1. Et ben….Ok, c’est un culte, donc je me le mets de côté. Mais je ne le lirai pas tout de suite, pas trop envie de me plonger dans ce genre d’ambiance ces jours-ci.

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  2. Ouaw alors là je suis scotché et ton histoire me prend aux tripes dans le sens où ce sont des informations que l’on ne connait pas le moins du monde et pourtant cela à marqué l’histoire. Je sais pas si je serais de celles qui pourraient lire ce roman car sensible, je ne le suis pas forcément mais je suis le genre de fille qui veut laisser les horreurs et le passé derrière elle pour toujours être optimiste, souriante et voir naître le bonheur chez les autres. Bravo vraiment pour ces explications et cet article profond. J’ai pris un très grand plaisir à le lire et à découvrir une réalité qui fait froid dans le dos.

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    • Merci beaucoup 🙂

      Sinon, reste branchée sur la fréquence, je suis en train de rédiger la critique d’un autre livre (de la même collection) qui est une très belle histoire, sur la façon de relier les territoires autant que les êtres humains via des ponts. Celui là pourrait bien te plaire, d’autant plus qu’il n’y a nulle horreur à l’horizon cette fois-ci (il y a 1-2 passages un peu poignants ou tristes, mais rien à voir avec le texte de Liu).

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      • J’ai lu quelques récits assez poignants comme des lectures de zombies ou même Dark Fantasy comme  » la reine de la folie » de Sébastien. Apres quand s’est relié à l’histoire d’autrefois, là j’enclenche le bouton rouge 🙂 j’attends alors avec impatience ta nouvelle chronique !

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  3. Je suis 1000% en accord avec toi. Je l’ai lu aussitôt reçu et il m’a captivée. Pour l’instant, c’est ma lecture SF de l’année 2016. Il y a tout ce que je recherche : de l’intelligence, une petite dose d’originalité, une vision de notre monde, des thématiques sérieuse, de l’humilité et de l’émotion.
    Ce n’est pas qu’une SF intellectuelle – dont je reconnais les mérites mais qui ne me satisfait pas forcément – c’est aussi une SF qui prends aux tripes et qui ne méprise pas l’émotion
    Je prends un peu de temps pour rédiger ma critique (d’ailleurs, je na’i pas le choix, je suis en edge en ce moment….) pour digérer un peu ce bouquin

    Aimé par 1 personne

    • Ah, tu l’as lu, super ! Oui, j’ai lu les critiques des autres aussi (Lune, Nicolas Winter, Nebal), et pour l’instant pas une seule voix discordante : c’est un chef-d’oeuvre et le livre de l’année pour tout le monde.

      Je viens d’achever l’autre bouquin sorti le même jour (le Kij Johnson), et même s’il est très bon, j’ai un peu de mal à comprendre comment il a pu souffler le Hugo 2012 au Ken Liu. Critique à suivre dans moins d’une heure, en gros.

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