Carmilla – Sheridan Le Fanu

Le roman qui a inspiré le Dracula de Bram Stoker

carmillaIl y a trois catégories d’amateurs de littérature vampirique : celui dont la connaissance du genre s’arrête à Twilight et la Bit-Lit; le lecteur « avancé », qui a lu les néo-classiques, dont les romans de Poppy Z. Brite, Anne Rice ou Kim Newman, ainsi que celui de Bram Stoker ; et enfin, le connaisseur, qui sait, lui, ce que ce même Bram Stoker doit à Sheridan Le Fanu. Hein, quoi, qui ça ? Vous n’en avez jamais entendu parler ? C’est, hélas, probable. Dracula a tellement polarisé l’attention du public, en partie via ses adaptations cinématographiques (du moins jusqu’à l’apparition de Twilight), qu’on a oublié qu’en 1879, lorsque le roman de Bram Stoker parait, la littérature vampirique existe dans l’édition anglaise depuis 1819.

Sheridan le Fanu (1814-1873), donc, était un écrivain irlandais majeur en matière de récit gothique, romantique et surtout Fantastique au dix-neuvième siècle : il était considéré comme le maître des histoires de fantômes et comme un pionnier en matière de roman de mystère (et de ce que l’on appelle de nos jours un thriller). Même si c’est aujourd’hui difficile à concevoir, étant donné qu’il a quasiment sombré dans l’oubli, grâce à son « best seller » Mon oncle Silas il était à son époque l’équivalent de ce qu’est de nos jours Stephen King. Carmilla est une de ses trois œuvres majeures, dont Bram Stoker et Anne Rice ont reconnu l’influence sur leur propre travail (Lucy Westenra et les épouses de Dracula doivent beaucoup à la vampire créée par l’auteur dublinois), et dont Kim Newman a mentionné l’antagoniste dans son Anno Dracula. Enfin, le nom de famille de Carmilla est à l’origine de celui d’une des familles de vampires du monde de Warhammer.

Sur un plan bassement matériel, il s’agit de ce que l’on appellerait aujourd’hui une novella (ou roman court), 97 pages au compteur à peine (plus une préface et un mot du traducteur). Avec cette critique, j’inaugure un nouveau tag sur le blog : Littérature vampirique de référence. Comme avec les autres tags, si vous cliquez dessus (dans le pied de page d’une critique ou dans celui de la colonne latérale du blog), vous arriverez sur une page recensant tous les livres critiqués sur le blog relevant de ce thème. Ce tag a pour but de rassembler les romans de vampires qui sont considérés comme une référence du genre, que ce soit grâce à leurs pures qualités littéraires ou du fait de leur influence sur les textes consacrés aux vampires parus après eux. Bref, ce qu’il faut lire si vous ne souhaitez surtout pas lire du Twilight (ou la grosse majorité de la Bit-Lit, qui peut être mise dans le même sac).

Le contexte *

A forest, The Cure, 1980.

L’action se déroule dans un château situé en Styrie, un Duché qui se trouve dans ce qui est actuellement le sud de l’Autriche, au début du 19ème siècle. Laura, la jeune fille de 18 ans qui vit là, à perdu sa mère très jeune, et a été élevée par des préceptrices et autres nounous. Son père est un anglais, ancien soldat de l’armée Autrichienne. Elle est très solitaire (le château est en plein milieu de la forêt, très loin des plus proches villages ou d’autres manoirs, l’auteur insiste bien là-dessus), naïve et complètement innocente.

Un jour, un carrosse a un accident juste devant la demeure : la femme qui l’occupait confie sa fille, du même âge que la narratrice, et qui a été choquée par l’incident, aux bons soins du maître des lieux, avant de repartir, prétextant devoir se déplacer avec célérité pour une urgence non-précisée mais d’une importance vitale. Elle fait jurer au gentleman à qui elle confie son enfant de ne pas chercher à savoir qui elle est, quelle est sa lignée ou des détails sur sa destination ou ce qui motive sa hâte. Elle est supposée revenir la chercher quelques mois plus tard.

La narratrice est ravie : alors qu’elle est au milieu de nulle part, voilà que lui tombe du ciel une camarade de jeu, et de son âge qui plus est ! Elle se nomme Carmilla.

Carmilla *

Nymphetamine Fix, Cradle of Filth, 2004.

La pauvre Laura n’est absolument pas armée pour résister au charme vénéneux et malsain de la sulfureuse Carmilla. Elle est la fois attirée et révulsée par ses attentions, qu’elle ne comprend pas vu qu’elle est tout simplement ignorante du concept même de saphisme. Alors attention, hein, on ne s’emballe pas, c’est Carmilla, pas Kushiel ou tout autre roman SFFF érotique moderne : ne vous attendez pas à des descriptions torrides de la chose. Les événements sont narrés selon le strict filtre de l’époque, ce qui ne fait d’ailleurs que rendre plus palpable l’horreur ressentie par l’héroïne devant des attentions tellement contraires à son éducation, ses tabous ou sa vision (naïve, innocente) du monde. Les « attouchements » de Carmilla sont donc (pour la plupart) suggérés, pas décrits.

D’ailleurs, puisqu’on en parle, je trouve que la quatrième de couverture et la communication autour du livre en général donnent une image sulfureuse de cette œuvre, image franchement démentie une fois la lecture achevée. Même en tenant compte de la sobriété de l’écriture de l’époque, je m’attendais à quelque chose de nettement plus hardcore que ça.

Par contre, ce texte a l’avantage de proposer une image très claire de la relation (voire de l’allégorie), qui est pour moi limpide et fondamentale, entre vampirisme, sensualité, érotisme, sexualité et domination. De plus, il a le grand mérite de proposer une histoire où le vampire est une femme et l’antagoniste principal. C’est en effet un défaut, à mon sens, de la littérature vampirique dans son ensemble : certes, il y a des femmes vampires chez de nombreux auteurs (ou médias, tels que le jeu de rôle), mais rares sont les œuvres où elle est un personnage de premier plan (voire le protagoniste), dont la puissance dépasse celle de ses contreparties masculines, ou qui est tout bonnement mis en avant et ne sert pas de faire-valoir (un très bon exemple de roman où la vampiresse a un rôle de premier plan est Anno Dracula). Voilà, selon moi, un aspect remarquable du texte de Le Fanu.

Style, narration

Le style est vieillot (mais reste fluide, ça se lit tout seul), avec notamment l’usage de temps de conjugaison que plus personne n’emploie aujourd’hui en SFFF, mais qui est le reflet de son époque. Il peut paraître maladroit, mais comme le souligne très justement le traducteur dans son avant-propos, il est en fait le reflet de la jeunesse, de la naïveté et de l’exaltation de la narratrice, à savoir Laura. C’est elle, le vrai « écrivain », pas Sheridan le Fanu.

Cette narration fait aussi appel à des procédés qui, s’ils existent encore aujourd’hui, restent néanmoins assez rares en SFFF, principalement l’adresse au lecteur (employée récemment par Pierre Pevel, par exemple).

Enfin, le découpage du long récit du Général, à-cheval sur plusieurs chapitres, peut paraître maladroit de prime abord, mais il s’explique très simplement lorsqu’on sait que Carmilla a tout d’abord était publié sous forme de roman-feuilleton en 1871-1872, dans le magazine The Dark Blue.

Le problème de ce roman

S’il est incontestable que ce roman est un précurseur et une référence, de la littérature fantastique en général et de la vampirique en particulier, sa lecture pose toutefois un problème au lecteur contemporain, problème qui peut se résumer en deux mots : il sait. Si, à l’époque de sa parution, le vampire était encore une créature nouvelle, méconnue, pour ne pas dire complètement exotique, il n’en est plus de même en 2016. Même sans savoir de quoi parle ce roman, n’importe quel amateur de SFFF devine tout dès les premières pages, et n’a donc aucune surprise. Ce qui, donc, casse complètement l’impact que devait avoir cette histoire pour un lecteur de la fin du 19ème siècle.

C’est là, à mon sens, le désavantage d’utiliser une créature « générique » en tant qu’antagoniste, au lieu d’un monstre issu de la mythologie personnelle de l’auteur : je pense, en faisant cette remarque, bien évidemment à Lovecraft, dont les textes, bien qu’également anciens, créent toujours surprise et horreur chez le lecteur du XXIe siècle, tout simplement (et entre autres) du fait qu’il ne sait absolument pas à quoi s’attendre. Après tout, avant Lovecraft, qui a décrit un Profond ou un Shoggoth ?

Toutefois, il ne s’agit pas du seul défaut du livre : le rythme est si effréné qu’il y a bien des choses qui sont juste mentionnées et jamais expliquées, certains personnages sortent de nulle part (le traducteur explique que Le Fanu n’avait plus toute sa santé lors de la rédaction du texte), et surtout la fin est expédiée. Le texte est d’ailleurs mal équilibré : il n’est pas forcément trop court, mais passe trop vite sur certaines choses alors qu’il passe trop de temps sur d’autres.

Par contre, il y a une ambiance sombre, mystérieuse et gothique tout à fait fabuleuse dans cette novella, qui évoque les œuvres les plus prenantes et évocatrices du genre. La naïveté des personnages, si elle nous donne parfois envie de leur distribuer des baffes tant ils sont aveugles à l’évidence (du genre : les anagrammes du nom de Carmilla), est en revanche un puissant catalyseur de la montée de l’horreur dans l’histoire : le lecteur, qui, lui, sait, assiste, impuissant, à la danse du cobra qui hypnotise ses victimes ahuries, heureuses de bientôt subir sa morsure, savourant la brûlure de son venin tel un nectar divin.

En conclusion

Si, sur un pur plan littéraire, ce texte est désormais (et j’insiste sur le désormais) relativement mineur, en revanche il demeure totalement fondamental dans l’histoire des romans vampiriques. Si vous souhaitez lire une œuvre de référence en matière de vampires, qui a inspiré toutes les autres, y compris (et surtout) le Dracula de Bram Stoker, ne cherchez plus, vous l’avez trouvée. De même si vous souhaitez voir une histoire où la femme-vampire est mise en avant et ne sert pas de faire-valoir. Enfin, sur un plan bassement matériel, c’est très vite et facilement lu, et ça ne coûte pas grand-chose (2 euros neuf, une misère d’occasion).

Mon « cycle vampires » se poursuivra avec Un peu de ton sang de Theodore Sturgeon.

***

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25 réflexions sur “Carmilla – Sheridan Le Fanu

  1. Ah j’ai adoré ce tout petit roman, c’est sûr qu’aujourd’hui il peut paraître un peu dépassé, mais l’ambiance gothique de ce texte est merveilleuse. Je vais me faire une virée dans les anciens textes fantastiques d’ici peu, je crois ^^

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    • Je te comprends, je suis moi-même dans une démarche assez duale ces derniers temps : d’une part, un retour aux sources (de la littérature vampirique, du biopunk, etc), et d’autre part une recherche de nouvelles formes de Fantasy avec la Flintlock, la Silk Road Fantasy dont je vais vous parler d’ici quelques jours (avec la critique des Douze Rois de Sharakhaï), et ainsi de suite.

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  2. Et avant lui John Polidori avec The Vampyre (1819) et n’oublions pas le très beau La Morte Amoureuse de Théophile Gauthier (1836)… mais je réalise avec stupeur que cela me classe dans ta catégorie des « connaisseurs ». Je m’inquiète sérieusement quand je réalise que j’ai lu tous les livres que tu évoques dans cette chronique. Je vais donc décrocher les bottes d’ail suspendus au dessus de ma cheminée, ranger les crucifix et faire un tour dehors sous le soleil…..

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  3. Coucou,
    Un livre qui traine dans ma Wish depuis un bail, malgré ses défauts je le lirai tout de même pour le côté historique de la littérature vampirique ^^
    Nymphetamine Fix j’adore ce clip et cette chanson
    Même si j’aime les vampires bit lit gouailleurs et sensuels en plus des vieux mélancoliques et « vrais » ; les vampires à paillettes c’est NO PASSARAN ! ^^
    Bisous

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  4. Je te remercie pour ta chronique.
    En effet, j’avais depuis quelques temps déjà l’intention de découvrir ce classique du fantastique.
    Je l’ai acquis et lu il y a peu et je pense que d’avoir été prévenue du manque relatif d’intérêt littéraire de ce livre pour nous, lecteurs du XXIe siècle, a été une très bonne chose : cette novella s’est révélée être une bonne surprise 🙂
    D’ailleurs j’ai continué sur ma lancée (on approchait alors d’Halloween) et enchaîné avec Dracula (bonne surprise aussi) et Anno Dracula (très chouette !).

    Bref : merci de m’avoir aidée à être dans le bon état d’esprit pour attaquer ce classique que je suis bien contente d’avoir lu. 🙂

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    • Merci 🙂

      Le cycle de lecture « littérature vampirique de référence » continuera en 2017/2018, j’ai quelques idées de titres du XIXème siècle que je vais tâcher d’intégrer à mon (surchargé) programme de lecture.

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      • Chouette, chouette, chouette !
        (d’ailleurs, en parlant du programme de lecture, j’ai une pitite question : quelle est la signification de l’astérisque qui accompagne certains livres ?)

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        • En fait, le programme de lecture me sert aussi à me rappeler ce que je dois acheter et à quelle date approximative. Les astérisques marquent les livres que je possède déjà (sous forme physique ou électronique), et que je ne dois donc surtout pas acheter en double 😀 Car autant pour les exemplaires physiques, j’ai une assez bonne mémoire de ce que je possède ou pas, autant pour les livres électroniques, c’est beaucoup plus flou 😉

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  5. Ping : La dame pâle – Alexandre Dumas | Le culte d'Apophis

  6. Ping : La dame au linceul – Bram Stoker | Le culte d'Apophis

  7. Ping : A kiss with teeth – Max Gladstone | Le culte d'Apophis

  8. Ping : Les attracteurs de Rose Street – Lucius Shepard | Le culte d'Apophis

    • Oui. Il y a en effet deux occurrences erronées de Louise et une (correcte) de Laura. Curieux, je devais être indisposé (par la chaleur, vu la date) le jour de la rédaction de cette critique et personne n’a relevé depuis. C’est corrigé, merci !

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