Les furies de Boras – Anders Fager

Quelques très bons textes, mais trop peu d’originalité et une narration trop peu immersive pour crier au chef-d’oeuvre

borasBien qu’il soit âgé de 52 ans au moment où je rédige ces lignes, et qu’il ait un copieux passé d’écriture (de jeux de rôle, notamment), le suédois Anders Fager n’a publié son premier livre, un recueil de nouvelles dont le nom original signifie Cultes suédois, qu’en 2009. Les furies de Boras est une sélection de 13 d’entre elles, provenant de ce premier recueil et des deux suivants.

Ces nouvelles se déroulent majoritairement (il y a quelques détours spatio-temporels) dans un monde commun, une Suède contemporaine dans laquelle les mythes Lovecraftiens sont toujours d’actualité. Malgré tout, il y a une différence majeure (en plus d’un style et d’une structure narrative complètement différents) entre l’américain et le suédois : l’omniprésence du sexe chez ce dernier, une thématique qui n’est présente qu’en filigrane chez le Maître. Autres temps, autres cultures, autres mœurs.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire, mais je vais le répéter : je suis extrêmement méfiant envers les textes écrits « dans le style de », ainsi qu’envers tout écrit SFFF laissant une large place au sexe. Ce qui fait que lorsqu’un ouvrage combine les deux, je suis doublement méfiant. La raison en est simple : dans les deux cas, cela me paraît plus relever du procédé marketing (vendre facilement à une fan-base déjà constituée, application du principe bien connu selon lequel le sexe fait vendre) que d’un réel intérêt littéraire. Bien entendu, il y a des exceptions à toute règle : toute scène de sexe n’est pas forcément racoleuse et gratuite, elle peut avoir un réel intérêt dans l’histoire racontée. Intrigué par la grosse réputation de l’ouvrage dans la blogosphère, j’ai décidé de lui laisser sa chance. Et ce, malgré la couverture la moins esthétique (du moins, à mes yeux) de l’année (le concept est très bon, mais en revanche l’exécution et le choix de couleurs / lettrage cartoonesques gâchent totalement l’effet recherché). Alors, révélation ou déception ?

Avertissements préalables

Je préfère vous avertir tout de suite : ce livre est extrêmement noir, gore, violent, explicite et sexuel. Si c’est le côté merveilleux ou sentimental des littératures de l’imaginaire contemporaines que vous appréciez, passez tout de suite votre chemin, vous allez abhorrer cet ouvrage.

Deuxième avertissement : l’auteur lui-même relève souvent les convergences entre son style et celui de James Ellroy, et le moins que l’on puisse dire est que la comparaison (ou l’allégeance) est appropriée. Il faut donc vous préparer à un style basé sur des rafales de phrases ultra-courtes, sans mots inutiles. Certains aiment, d’autres supportent, personnellement j’ai beaucoup de mal avec car cette technique me donne une horrible impression de narration saccadée et inélégante. Attention, hein, je n’ai rien contre les phrases courtes, les styles directs et sans fioritures, mais à la condition impérative que le procédé soit employé avec habileté. Sur ce recueil, ou même au sein d’une nouvelle donnée, je suis très partagé par l’écriture d’Anders Fager : il y a des moments où ce staccato m’est insupportable, et d’autres où, pris par le récit, je n’y prête même plus attention (voire même, dans les moments les plus horribles, les plus haletants ou d’extase sexuelle, où la technique sert la narration plus qu’elle ne la dessert). Mais bon, je préfère vous avertir, histoire que ceux qui sont comme moi ne s’engagent dans cette lecture qu’en toute connaissance de cause.

Les treize nouvelles

Examinons maintenant chacune des treize nouvelles qui constituent ce recueil. A part celles appelées « fragments », qui font moins de dix pages chacune, les autres en font quelques dizaines, jusqu’à une soixantaine pour la plus longue. Les fragments ne sont pas seulement des nouvelles ultra-courtes et se suffisant à elles-mêmes : elles apportent souvent des éclairages sur certains protagonistes des nouvelles « principales », voire en constituent la suite.

Les furies de Boras

Le « Boras » en question est une des villes d’une région où tous les jeunes se retrouvent dans une boîte de nuit perdue au fond des bois. La nouvelle montre les sacrifices et rituels peu communs auxquels les jeunes filles de la région sont prêtes à se livrer au cœur de la forêt, près de la tourbière, afin de se concilier les bonnes grâces de l’ancienne divinité du lieu, afin, une fois adultes, de rouler en Porsche et pas en break familial. Le serviteur de la déité en question ne dira strictement rien à ceux qui n’ont pas lu Lovecraft, mais en revanche ses lecteurs reconnaîtront immédiatement la créature et la déité qu’elle sert. Et du coup, certains éléments du rituel prendront toute leur signification…

Sur ce texte, le contrat qu’on nous avait vendu est rempli : horreur, sang et sexe. Pourtant, j’ai eu du mal à frissonner, que ce soit de plaisir malsain, d’horreur délicieuse ou à cause d’un habile twist (vu… qu’il n’y en a pas). Il établit l’univers et le style de l’auteur, mais le choix de l’avoir placé en première position me paraît peu judicieux : il est beaucoup plus hardcore que certains des textes qui le suivent, et peut donc rebuter certains lecteurs qui auraient autrement pu prendre plaisir à la lecture d’au moins une partie du reste du livre.

Le vœu de l’homme brisé

On fait cette fois un petit détour spatio-temporel : on quitte la Suède contemporaine pour la Norvège de 1718. Alors que la campagne est envahie par la soldatesque suédoise, un paysan est sans nouvelles de sa fille cadette, voit sa ferme envahie par des troupes à la recherche de nourriture et de combustible pour le feu, sa fille aînée tuée sous ses yeux et sa belle-mère maltraitée. Il est torturé longuement pour qu’il révèle où il a caché ses réserves de nourriture les plus précieuses, mais ne parle pas. Lorsque la troupe finit par s’en aller, il conçoit, sous l’impulsion de Vieille Mère, et malgré son corps brisé par les tortures et le chagrin, une terrible vengeance. Vengeance qui donnera lieu à un beau twist final et qui mettra, une fois encore, en jeu une créature des mythes Lovecraftiens, un Grand Ancien et pas un Dieu Extérieur cette fois.

J’ai trouvé ce texte prenant et franchement réussi. 

Fragment VI

Une météorite s’écrase au milieu de la campagne suédoise. Elle porte en elle une terreur enfouie, qui va se réveiller et va chercher à satisfaire sa terrible soif de sang. On pense évidemment à La couleur tombée du ciel de Lovecraft, et plus généralement au mélange Fantastique, SF et horreur forgé par ce dernier.

C’est un texte prenant et horrifique, mais qui laisse une profonde impression de frustration tant il est court. Il est tentant de faire un raccourci facile en en faisant le prologue de la nouvelle suivante, mais des allusions dispersées dans cette dernière font qu’on comprend que nous avons en fait probablement affaire à deux créatures différentes.

Joue avec Liam 

L’intrigue se déroule en Suède, en 2006, et met en scène Liam, un garçonnet de six ans. Lorsqu’il s’aventure hors des limites de son école maternelle, il découvre un trou, où vit une étrange créature. Un être avide de sang et de chair fraîche, qui lui parle dans sa tête, et le pousse à toutes sortes d’actes contre-nature, jusqu’à un horrible dénouement.

C’est un texte tout simplement magistral, et ce sur deux plans : d’abord, dans la reconstitution d’une incroyable justesse de la psychologie enfantine, et ensuite dans le fait de raconter une histoire complètement Lovecraftienne (il y a de très nettes allusions à Cthulhu et aux Profonds) vue… selon le point de vue d’un enfant. Le lecteur qui, lui, est adulte, comprend les allusions dispersées par l’auteur dans tout le texte, mais l’enfant qui en est le protagoniste n’a, lui, pas les clefs nécessaires pour décoder la vraie nature (ou les conséquences) de ce qu’on lui demande de (ou le force à) faire, ainsi que celle de celui qui émet ces exigences, ces… commandements. Le style saccadé, basé sur des phrases très courtes, de l’auteur fait ici merveille, il n’est ni pénible, ni une faiblesse, mais au contraire une force.

A mon humble avis, ce texte est un des joyaux de ce livre, et justifie pratiquement à lui seul son achat.

Fragment VII

Ce fragment remet en scène Sofie, personnage de la première nouvelle, Les furies de Boras. Il se place dans la continuité de cette dernière, puisque des policiers viennent lui poser des questions à propos de Saga dans le bureau de la proviseure, qui se prénomme Kristina.

A cette occasion, on commence à remarquer des convergences suspectes entre les textes, qui, certes, se passent dans le même univers (pour la plupart), mais dont certains paraissent de prime abord déconnectés des autres. Après tout, il y a une petite fille appelée Saga dans la maternelle évoquée dans Joue avec Liam, ainsi qu’une maîtresse appelée Kristina… Coïncidence, homonymie ? Je ne pense pas.

Trois semaines de bonheur

Nous suivons Malin, jeune femme tenant une boutique d’élevage et de vente de poissons exotiques, domaine dans lequel elle fait preuve de dons inégalés, à tel point qu’elle est une référence au niveau mondial. C’est aussi quelqu’un de reclus, qui ne sort et ne fréquente les hommes qu’une fois toutes les six semaines (et est coupé de sa mère adoptive). Et ce malgré une misanthropie instinctive et de gros problèmes dermatologiques, que nul ne peut soigner.

Inutile de dire que si vous avez lu Lovecraft, il ne vous faudra pas deux pages pour deviner le fin mot de l’histoire. Sinon… préparez-vous à un choc. Dans les deux cas, cela reste un bon texte, prenant et, dans son genre glauque, assez fascinant.

Fragment IX

On retrouve à nouveau Sofie, qui cherche un partenaire sexuel par le biais de sites SM. Alors qu’elle rencontre un candidat, elle reçoit un appel d’une ancienne prêtresse sur son portable. Ce texte, qui se déroule à Boras, est l’occasion de faire le lien avec le précédent fragment et, on le devine, un des suivants.

Un point sur Västerbron

Un très étrange suicide collectif met en jeu 151 personnes âgées. Toute la nouvelle est un récapitulatif (sans aucun dialogue) des événements, de l’enquête et des hypothèses émises. C’est extrêmement intéressant… jusqu’à ce qu’on arrive à la fin, et qu’on s’aperçoive que l’auteur ne propose aucun dénouement, aucune explication. Même pas quelques pistes qui laissent planer le doute dans l’esprit du lecteur, non, non, rien du tout. Inutile de dire que c’est très frustrant, et pour moi totalement contraire à ce que doit être une bonne nouvelle, à savoir un texte qui se termine par une chute fracassante. Et le pire, c’est que la chose est appelée à se renouveler dans certains des textes suivants.

Bref un très bon texte, qui pour une fois se démarque de l’influence Lovecraftienne, mais qui se révèle très frustrant par sa fin qui ne résout rien.

Fragment X

Ce texte est la suite du Fragment VI. Cette fois, l’action est vue du point de vue des humains, pas de celui de la créature. C’est une courte nouvelle très, très gore.

Encore ! Plus fort !

On suit dans cette nouvelle une prof, qui a des habitudes sexuelles franchement glauques : d’une part, elle couche avec ses anciens élèves (à peine sortis de l’adolescence), d’autre part elle est adepte de l’asphyxie érotique, d’abord pour le plaisir accru qu’elle lui procure, et ensuite pour reproduire une expérience de mort imminente qu’elle a eu jadis.

Ce texte est l’exact contraire de l’avant-dernier : il n’est basé que sur des dialogues, sans aucune description. Par contre, il est du même tonneau dans le sens où il ne propose ni explication, ni fin satisfaisante, et dans le sens où on s’éloigne une fois encore de l’univers de Lovecraft. 

Fragment XII

Ce texte s’inscrit dans la continuité de Trois semaines de bonheur. Il nous donne une meilleure idée de l’ampleur probable du phénomène. C’est également une variation magistrale sur le thème « ILS sont parmi nous », et sur la solitude de la poignée de ceux qui savent (ou qui acceptent la terrible réalité).

L’escalier de service

Cette nouvelle se situe dans les premiers temps de la psychiatrie. Une jeune femme, Elvira, fait de terribles rêves, dans lesquels elle est attirée chaque nuit, en sous-vêtements, vers la cave de sa maison, où elle subit d’étranges… hum… palpations. Mais s’agit-il seulement de rêves ? Un médecin découvrira le fin mot de l’histoire…

Il s’agit d’un excellent texte, à la fois sur le fond (l’intrigue) et sur la forme (points de vue multiples, bonne utilisation du staccato à la James Ellroy). C’est cependant, encore une fois, lourdement inspiré par un des textes les plus célèbres de Lovecraft. Ce qui n’empêche pas que l’initié prenne un grand plaisir à lire cette nouvelle.

Le bourreau blond

Cette nouvelle est la suite du fragment IX (et a aussi un vague lien avec Encore ! Plus fort !). On suit donc Sofie, dont l’aide a été demandée par un autre serviteur des dieux anciens. A cette occasion, le lecteur, mais aussi la protagoniste, découvrent que la Société à laquelle appartient Sofie n’est pas la seule : il en existe sept autres, plus une quinzaine de pratiquants des arts occultes « indépendants ». Si on fait appel à elle, c’est pour donner à une vieille sorcière sénile une drogue qui atténuera ses pouvoirs et évitera que la discrétion si chère au Conseil qui réunit les Sociétés ne soit brisée par l’usage intempestif de pouvoirs occultes en plein Stockholm.

Ce texte est le seul qui soit dans une veine Lovecraftienne « classique », avec livres et praticiens occultes, et également le seul qui fasse nommément mention d’une créature du mythe de Cthulhu (en l’occurrence Nyarlathotep en personne). Dans les autres nouvelles, il ne s’agit que d’allusions, décodables par l’initié de l’oeuvre de l’américain, mais qui resteront opaques aux autres lecteurs. Là, c’est explicite.

En parlant d’explicite, je trouve que c’est le seul texte du recueil où le sexe est utilisé de façon assez gratuite, sans réelle justification ou intérêt pour l’intrigue. Intrigue qui, d’ailleurs, baigne dans une atmosphère hallucinée (en même temps, Sofie est shootée aux psilos…). La narration est la plus élaborée du recueil, avec l’utilisation de nombreux flash-backs.

Cette nouvelle est relativement intéressante, surtout dans sa façon de faire le lien avec d’autres textes du recueil. C’est d’ailleurs une remarque générale, je trouve que l’auteur a tissé avec habileté un réseau de relations entre différentes histoires à priori déconnectées pour en faire un tout relativement cohérent.

En conclusion

Au départ, la démarche de l’auteur semble intéressante : mettre au goût du jour, dans une version Explicit Lyrics, les mythes Lovecraftiens. De ce fait, on en attend beaucoup, et la déception n’en est que plus grande : trop peu de textes s’éloignent suffisamment du Maître pour parler de réinvention (plus d’adaptation glauque, explicite, contemporaine et scandinave), et on a trop le sentiment d’un vague copier-coller. Trop peu de textes suscitent réellement le frisson, l’horreur, le dégoût, l’excitation érotique ou même la simple immersion (les textes les plus réussis étant justement ceux qui y parviennent). Je n’ai jamais ne serait-ce qu’approché les sensations provoquées par la lecture d’un écrit du génie de Providence, ou celles d’un Stephen King ou d’un Dean Koontz, par exemple. Enfin, les choix narratifs, du staccato à la Ellroy (qui passe parfois très bien, mais parfois aussi se révèle pénible à lire) au fait de finir plusieurs textes en queue de poisson, sans fournir la moindre clef, ne vont clairement pas recueillir l’adhésion de toutes les catégories de lecteurs. Et c’est dommage, car Anders Fager se révèle doué pour décrire les psychologies autres, que ce soit celle d’un enfant (alors qu’il est adulte), celle d’une femme (alors que c’est un homme) ou celle d’une créature à demi-humaine (alors qu’il est -enfin on l’espère- comme vous et moi).

Est-ce intéressant ? Globalement, oui. Un chef-d’oeuvre ? Globalement non, même si certains textes sont de très haut niveau. Est-ce recommandable ? Vaste question. Les facteurs bloquants seront le côté malsain et explicite de la chose, les particularités de l’écriture et le fait que lire un clone de Lovecraft vous gêne ou pas. J’ai presque envie de dire qu’il vaut mieux ne pas l’avoir lu pour avoir une chance de réellement passer un moment angoissant et prenant avec ce livre.

Par contre, j’ai globalement trouvé que pour une fois, le sexe (omniprésent) était au service de l’histoire et s’inscrivait le plus souvent logiquement dans cette dernière. Je craignais une utilisation racoleuse, commerciale et en grande partie gratuite de la chose, et finalement mes craintes ne se sont pas concrétisées.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un autre avis sur ce livre, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Xapur, celle de BlackWolf

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9 réflexions sur “Les furies de Boras – Anders Fager

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  2. Pas un chef d’oeuvre, en effet, mais moi je le trouve plus que recommandable. Je l’ai trouvé plus explicite (à tous les sens du terme^^) que Lovecraft, même s’il lorgne ouvertement vers le Maître. Ceci dit, on a connu hommage moins réussi 😉

    Aimé par 1 personne

  3. Même si paraît assez convaincu et tu sais l’être, je vais passer pour ce recueil. Le glauque et moi, cela fait deux. Notre histoire commune est assez dissonante.
    Ce n’est pas le côté angoissant qui me rebute, c’est l’aspect proche du malsain. Hommage ou pas.

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