Ariosto Furioso – Chelsea Quinn Yarbro

Une uchronie d’un intérêt discutable, une mauvaise Fantasy, mais paradoxalement… un excellent roman quasi-historique !

ariosto

Ce roman est une curiosité. Il arrive à mêler une Uchronie (un monde où l’histoire a pris un cours différent de celui que nous lui connaissons) et un récit de Fantasy imbriqué à l’intérieur. En effet, le protagoniste (le poète Lodovico Ariosto, qui a réellement existé), pour s’évader des intrigues de cour italiennes dans lesquelles il baigne, bien malgré lui, toute la journée, rédige une geste dans laquelle il se fantasme en guerrier intrépide combattant un effroyable sorcier dans une Amérique qui n’a qu’un rapport lointain avec celle de sa réalité.

Bien que la quatrième prétende que le procédé rappelle Le Maître du haut-Château de Dick, le rapport n’est en fait que lointain, alors qu’il est bien plus net dans un roman comme La Porte des Mondes de Silverberg.

Uchronie

Commençons par l’aspect uchronique : le point de divergence (selon l’expression consacrée en matière d’Uchornie, le point où l’histoire diverge par rapport à la nôtre) n’est pas unique mais triple : d’abord, l’Italie s’est unifiée avec trois siècles et demi d’avance par rapport à notre Réalité, en une Fédération encore jeune et relativement instable appelée Italia Federata. Ensuite, c’est pour son compte que le Nouveau Monde a été découvert, revendiqué et (vaguement) conquis. Il n’existe qu’une colonie italienne, la Nouvelle-Gênes. Enfin, en cette année 1533, Savonarole, prédicateur catholique intégriste, est bel et bien vivant (dans notre histoire, il est exécuté pour hérésie et appel au schisme en 1498) mais exilé en Allemagne, où il provoque une guerre civile opposant ses partisans aux protestants.
Il existe bien d’autres différences avec notre histoire, mais je ne suis pas assez fin connaisseur de l’époque pour toutes les pointer. Une des principales est cependant que l’Espagne a été mise à l’index par le Pape et ne se mêle pas de la colonisation des Amériques. D’après le peu que l’auteur en dit, elle a plus ou moins pris la place occupée par le Portugal dans notre histoire, colonisant une partie de l’Afrique et des Indes.

Tout l’intérêt d’une uchronie est basé 1/ sur la crédibilité du point de divergence et 2/ sur une description détaillée, facilement identifiable et enthousiasmante pour le lecteur de ses conséquences. Autant le dire tout de suite, le point de divergence (unification italienne au 16ème siècle) ne me paraît pas crédible, et d’ailleurs, à la fin du roman, il ne l’est clairement plus du tout. De plus, la description des divergences est soit trop floue (pas assez de détails), soit pas assez identifiable (tout le monde n’est pas un spécialiste de cette période très complexe, et ne connaît pas Savonarole par exemple…), soit pas franchement glop pour le lecteur. Si l’écrasante majorité des uchronies choisissent un très petit nombre de périodes historiques (en général la Seconde Guerre Mondiale, la Grande Peste Noire, la chute de L’empire romain et la guerre de Sécession), c’est que le lecteur connaît relativement bien ces périodes et que les changements entraînés sont spectaculaires et évidents pour tous. Voir par exemple Chronique des Années Noires de Kim Stanley Robinson ou La Porte des Mondes de Silverberg : la Peste Noire vide l’Europe de ses habitants, ouvrant dans les deux cas la voie à une conquête musulmane (Ottomane ou Arabe) du continent.

Je suis resté systématiquement frustré par l’aspect uchronique, donc : le fait que les deux Amériques soient aussi peu colonisées par les Italiens est peu logique et compréhensible. De plus, tant qu’à faire une uchronie basée sur une conquête italienne des Amériques, autant y placer l’action, non ? A la décharge de l’auteur, c’est ce qu’elle a fait mais… dans la partie « fantasy » du roman, dans le conte rédigé par Ariosto.

Fantasy

Le souci, c’est que si il s’agit incontestablement d’une fantasy (le héros monte un Hippogriffe et combat un sorcier indigène), celle-ci est bien peu enthousiasmante. Déjà, les noms italiens donnés aux indiens sont à la limite du ridicule, aussi bien en Italien qu’une fois traduits en français. Songez que ce redoutable sorcier et nécromancien s’appelle… Chasseur de Canards ! Ensuite, et surtout, tout ce conte est narré sur un ton théâtral qui, s’il n’est pas inintéressant en théorie, montre en pratique vite ses limites car n’aidant pas, là aussi, à installer une certaine crédibilité. En gros, l’Ariosto auto-fantasmé en chef de guerre intrépide dans cette Amérique de contes de fées passe tout son temps la larme à l’oeil, à faire l’apologie du courage et de la dignité de ses Nobles Sauvages de compagnons indigènes.

A part ça, il ne se passe pas grand-chose dans cette partie Fantasy, et surtout pas grand-chose d’enthousiasmant ou d’intéressant pour le lecteur. Je pense qu’il y avait là un potentiel énorme de faire une moitié de roman épique, car songez à ce que nous avons sur le papier : un noble bretteur Italien, dans une Amérique de la Renaissance où la magie existe, qui part au combat monté sur un fier hippogriffe… Donnez ce genre de pitch à certains auteurs ayant écrit des mélanges mousquetaires (ou assimilé) / fantasy, et vous obtiendrez quelque chose de bien plus grande qualité.

Roman historique

Bon. A ce stade là, vous vous dîtes probablement « Uchronie peu intéressante et crédible, fantasy peu ou pas passionnante, bref quel est l’intérêt d’acheter ce livre ? ». Il y en a deux en fait. D’abord, dans les toutes dernières pages, la fantasy et la réalité uchronique se télescopent d’une façon tout à fait poignante. Ensuite, si ce roman a un intérêt relatif en tant qu’uchronie et pratiquement aucun en tant que fantasy, c’est en revanche une photographie absolument remarquable des relations internationales et des intrigues de palais de cette époque. Certes, l’histoire n’est pas vraiment la nôtre, mais la description que l’auteur dépeint des intrigues d’alcôves, relations tourmentées entre le pouvoir seigneurial et le Pape et de celles, effroyablement complexes, entre les grandes dynasties italiennes (des Medici aux Sforza, Della Rovere, Borgia et autres), est très intéressante et extrêmement réaliste et documentée.

En conclusion

Une uchronie discutable car assez peu réaliste et pas assez décrite pour ce qui aurait intéressé le lecteur moyen. Une fantasy peu enthousiasmante car trop théâtrale et trop plate (il ne s’y passe pas grand-chose d’intéressant). MAIS une liaison entre les deux poignante dans les dernières pages du roman et surtout, une remarquable immersion dans les intrigues de palais de l’époque, intéressante et « réaliste » même si elle se déroule dans une uchronie. Au final, un roman qui se révélera souvent trop aride pour celui qui recherche de l’exotisme, que ce soit sur le volet uchronique ou sur le volet fantasy.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celles de Boudicca et de Dionysos sur le Bibliocosme, celle d’Aelinel,