Kane – intégrale – tome 1 – Karl Edward Wagner

Antiheroic Fantasy

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Au panthéon de la Sword & Sorcery (catégorie de romans de fantasy mettant en scène de puissants épéistes confrontés à des sorciers ou autres forces surnaturelles, tout ça avec un maître-mot : Aventure), quatre titans surpassent de leur altière stature toutes les autres divinités : le premier est le cycle de Conan, de Robert E. Howard ; le second est le cycle des Epées de Fritz Leiber (voir ma critique du tome 1 de l’intégrale), mettant en scène les deux antihéros Fafhrd et le Souricier Gris ; le troisième est la série de nouvelles se déroulant sur le continent de Zothique, écrite par Clark Ashton Smith ; et le dernier est le cycle de Kane, dont je vais à présent vous parler, et qui est probablement le moins connu des quatre.

Le cycle de Kane comprend 3 romans complets, des nouvelles, un poème et un fragment de quatrième roman resté inachevé. Ce premier volume de l’intégrale comprend les deux premiers romans, la Pierre de Sang et La Croisade des Ténèbres. 

Je vous sens sceptiques, voire goguenards… Vous êtes des vétérans de la Fantasy, vous avez tout lu ou presque, donc vous pensez avoir tout vu en matière de personnage hors-norme, qu’il soit héroïque ou un salaud sans cœur ? Détrompez-vous. Comme le dirait Ygrid, « Tu ne sais rien, Jon Snow ». Et en voici la preuve : la caractéristique d’un héros, c’est qu’il possède quelque chose qui le démarque du commun des mortels. Cela peut être un physique imposant, une volonté inébranlable, une science des armes insurpassable, une intelligence hors-norme. La caractéristique d’un antihéros dans la littérature de fantasy, voire au cinéma, dans les comics ou à la Télévision, c’est que bien souvent, il finit par faire plus de bien que de mal, ou qu’il effectue de bonnes actions avec des méthodes abominables, car contraires à la loi ou la morale (de Dexter au Punisher, vous avez le choix…).

Imaginez maintenant un personnage qui aurait la puissance physique et la carrure de Conan, la soif de sang de Stormbringer, l’habileté martiale de n’importe quel Champion Éternel de Moorcock, qui serait un leader-né comme Aragorn, avec une connaissance du monde ancien égale à celle de Gandalf, l’intelligence démoniaque de Moriarty, la connaissance des pratiques occultes de Ged ou de Pug, le sens politique d’un Lannister, et pour couronner le tout, qui ne pourrait mourir qu’au combat, pas de vieillesse, comme Connor ou Duncan McLeod…

Imaginez maintenant que ce personnage soit pire qu’immoral, qu’il soit complètement amoral. Il n’a ni dieu, ni maître, ou plutôt si, il en a un, et c’est lui-même. Ce personnage ne fait pas le bien. Jamais. Ni par hasard, ni contre son gré, ni en dépit des circonstances. Ja-mais. Il joue avec le sort du monde ou avec celui de royaumes, voire de continents entiers comme d’autres jouent avec les pièces d’un échiquier. La mort de centaines de milliers de soldats, même les siens, ne le trouble pas. Car sa soif de pouvoir, d’or et de meurtre ne connaît aucune limite.

C’est bon, vous imaginez ? Eh bien ce personnage, c’est Kane.

J’en entends qui se posent des questions : « je n’aime pas les personnages qui sont des surhommes, ton Kane, là, il paraît tellement surpuissant que je me demande où est l’intérêt de suivre ses aventures… ». Il y en a un, pourtant. Kane est un des personnages les plus hors-normes qu’ait jamais produit la Fantasy, mais il n’est pas invincible pour autant. Par contre, son profil très particulier fait que l’auteur peut mettre sur la table des enjeux qu’aucun personnage « normal » ne pourrait affronter. A personnage hors-norme, intrigues hors-normes, donc. En cela, le cycle de Kane se trouve au carrefour de la Sword & Sorcery et de la Fantasy épique ou de la « Fantasy politique » style Trône de Fer. Mais le cycle a aussi une autre influence, extrêmement nette, surtout dans le roman La Pierre de Sang : l’influence Lovecraftienne. Il se trouve donc aussi, d’un autre point de vue, au carrefour de la Sword & Sorcery et du Fantastique / de la Science-Fantasy.

Tout le cycle, en plus d’un hommage à Howard, Leiber et Lovecraft, est aussi pétri d’influences Moorcockiennes fort agréables, c’est à signaler.

Examinons brièvement les deux romans de ce volume 1 de l’intégrale :

La Pierre de Sang

Kane manipule deux royaumes ennemis, les représentants dégénérés d’une des races qui dominaient la Terre pré-humaine, ainsi qu’une terrifiante Intelligence Artificielle (il n’y a pas d’autre mot) venue d’au-delà des étoiles et aux énormes pouvoirs. C’est un excellent texte, au carrefour de la Sword & Sorcery et de la science-fantasy, avec une surpuissante influence Lovecraftienne. A signaler une fin très réussie. Un roman à fortement conseiller, sauf si le mélange des genres vous insupporte. Par contre, c’est un des plus beaux affrontements magie contre technologie qu’il m’ait été donné de voir.

La Croisade des Ténèbres

Beaucoup plus classique (quasi-complètement Sword & Sorcery), avec une influence Lovecraftienne bien plus modeste, ce second roman voit Kane se servir d’une croisade religieuse maléfique pour tenter de s’emparer de tout un supercontinent, provoquant des centaines de milliers de morts et la chute de dizaines de royaumes dans le processus. Une fantasy politique de très haute volée, malheureusement un peu gâchée par une fin qui ne résout pas une question capitale (il faut signaler que l’auteur donnera une conclusion brève mais satisfaisante à cette histoire dans une des nouvelles du Tome 3 de l’Intégrale).

Dans les deux romans, particulièrement le premier, le rythme est excellent, l’écriture très riche et haletante. A signaler une traduction magistrale de Patrick Marcel, a ceci près que ce dernier a (très) occasionnellement tendance à utiliser des termes inusités que 99 % des gens ne connaîtront pas et qui pourraient avantageusement être remplacés par des synonymes bien plus courants (un exemple, et loin d’être le pire : aumônière à la place de bourse). Pour tout dire, dans ces passages (heureusement extrêmement rares sur les 740 pages du bouquin), on est dangereusement proche de… Jean Sola. Étonnant lorsqu’on sait la façon dont les carrières de ces deux là sont liées au niveau de la traduction du trône de fer. Mais bon, je le répète, dans l’ensemble, la traduction est admirable.

Un dernier mot sur l’édition Folio : elle est pitoyable, et je pèse mes mots. L’impression est déplorable (bavures d’encre et effet de flou sur les lettres, et ce pratiquement sur une page sur 3, voire 2…), la couverture grotesque (le visage est juste un flou rouge, la hache ridicule pour qui s’y connaît un minimum en matière d’armes blanches, etc). Ces problèmes d’impression sont, d’après ce que j’en sais, assez récurrents dans cette collection (j’en possède heureusement assez peu), et quant à la couverture, elle fait vraiment pâle figure face à celles de certaines éditions américaines.

En résumé

Un des joyaux de la sword & sorcery, mais pas que. Au carrefour de la fantasy, de la science-fantasy et du fantastique lovecraftien, ces romans puissants sont à lire par tout amateur de littérature de genre. L’écriture, magistrale, la traduction, excellente, l’ampleur des intrigues, cyclopéenne, la stature de l’antihéros Kane, dépassant toutes les normes, concourent à en faire une oeuvre à lire impérativement par tout amateur sérieux de fantasy. Mais attention si vous détestez le mélange des genres, la mystique Lovecraftienne, les antihéros ou les scènes brutales, ce n’est en aucun cas de la Fantasy pour vous, vous êtes prévenus.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce livre, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Daidin, celle de Xapur,

Il s’agit du premier tome d’un cycle : vous serez donc peut-être intéressé par les lectures des critiques du Tome 2 et du Tome 3.

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27 réflexions sur “Kane – intégrale – tome 1 – Karl Edward Wagner

  1. Ping : Kane – Intégrale 2 – Karl Edward Wagner | Le culte d'Apophis

  2. Bon, je dirais que tu vas finir par me convaincre. Sachant que je n’ai pas trop aimé Conan, et que je n’ai pas réussi à finir le cycle des Epée de Leiber (bon, il y a quelques années de cela). Ok, j’ai bien lu Le Trône de Fer à partir de 1998. Et comme certains de tes lecteurs, j’ai le sentiment d’avoir lu un peu tout en Sword and Sorcery.

    Alors je suis prête à le tenter, mais un petit dernier élément pour achever de me convaincre ?

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    • J’ai envie de dire que ça dépend de ton affinité pour l’univers Lovecraftien et de ta tolérance envers les antihéros (doublés de surhommes). Mais moi, ce qui m’a frappé, c’est le côté envoûtant de certains passages de l’écriture. Tu peux en voir un exemple sur Babelio, j’ai mis une citation du tome 2.

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  3. Ping : Un coup d’oeil sur le Bilan de février 2016 – Albédo

  4. Ping : Kane – Intégrale 3 – Karl Edward Wagner | Le culte d'Apophis

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  20. Mais peut-on vraiment parler de fantastique pour Lovecraft ? Ses nouvelles se déroulent quand même dans un univers cohérent avec un surnaturel « banal », le tout formant une véritable mythologie. Donc, serait-on plutôt en présence de (science-) fantasy ?

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    • Alors je ne vais pas entrer dans les détails, mais il y a plusieurs phases ou branches dans la biblio de Lovecraft, certaines relevant du Fantastique, d’autres de la SF, d’autres encore de la Fantasy (la partie onirique), et certaines d’un mélange de divers éléments (Horreur / SF / etc) appelé Weird.
      Concernant le cycle de Kane, le point intéressant est qu’on y retrouve, outre des éléments Lovecraftiens, l’irruption (et c’est là le point important) d’éléments typiquement SF (IA, vaisseau spatial) dans un cadre Fantasy. Il relève donc (entre autres) d’une variante du Fantastique (version moderne, par opposition à la variante classique qui jouait sur l’ambiguïté de la réalité des événements décrits ou de la fiabilité du narrateur / témoin desdits événements), qui montre l’irruption d’éléments surnaturels dans un cadre cartésien. Là, on a un peu l’inverse, à savoir l’irruption d’éléments cartésiens dans un cadre surnaturel.

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